lundi 30 mars 2020

Mentalistes du passé (article du prestidigitateur et historien de la prestidigitation Fanch Guillemin).


Fanch Guillemin.
Dans le cadre de mon projet de publier un article chaque jour dans ce blog pour desennuyer les magiciens confinés, le prestidigitateur et historien de la prestidigitation Fanch Guillemin m'a autorisé d'une manière très altruiste à reproduire un de ses anciens articles. Un grand merci à lui pour sa formidable générosité et un grand bravo pour son talent unique d'écrivain et d'historien.

Mages antiques
Virgile (79 à 19 av. J.C.) fut longtemps considéré comme enchanteur : peut-être par sa vaste connaissance des sciences mathématiques et naturelles. Sa VIII ème Bucolique met d'ailleurs en valeur le rapport de la magie et de la poésie. Ses livres étaient consultés, en tirant un vers au sort, en augure qu'il fallait savoir interpréter, comme plus tard les poèmes à énigmes de Joachim de Flore et de Nostradamus.
Saint-Augustin (354-430) déclarait avoir connu un magicien nommé Alcibérius, capable de « deviner» des vers de Virgile, sans les voir : comme dans notre moderne version du « book-test ». Notons que les Anciens utilisaient déjà des méthodes de mnémotechnie
De son côté, le Grec Lucien de Samosate (vers 125-192) évoque les techniques du célèbre mage Alexandre de Abonotica. Celui-ci descellait et recollait discrètement et habilement les messages préalablement déposés chez lui la veille par ses consultants, afin d'en connaître le contenu. Puis il y répondait spectaculairement par la voix supposée d'un grand python apprivoisé qu'il tenait dans ses bras, et auquel il avait artistiquement fixé une fausse tête à mâchoire mobile qu'il pouvait actionner secrètement par un fil comme une moderne poupée de ventriloquie...

Les devins médiévaux
Les Arabes, héritiers des civi­lisations gréco-latines, in­troduisirent en Europe les chiffres dits « arabes » (venus en fait de l'In­de), ainsi que la pratique des carrés magiques permettant de curieux effets de mentalisme. À la même époque, Alcuin de York (735-804) présentait à Charlemagne des tours de divination basés aussi sur des  procédés mathématiques qu'il révéla dans son manuscrit : De arithmeticis propositionibus (Université de Trieste).
La Renaissance
Un étonnant manuscrit, composé à Lyon en 1484 par Maistre Nicolas Chuquet, enseigne une douzaine de tours de divination : S'ensuyvent les jeux et esbatemens qui par la science des nombres se font.. On y trouve par exemple le truc des 3 dés, et surtout celui des 3 choses diverses : excellents effets de mentalisme encore présentés au­jourd'hui. Max Maven m'a d'ailleurs déclaré que le tour des 3 choses diverses était selon lui le modèle du genre !
Enfin, l'exceptionnel manuscrit, rédigé à Bologne entre 1496 et 1499 par le franciscain italien Luca Pacioli en collaboration avec Léonard de Vinci, nous offre un premier pa­norama précis de cet art à cette époque, et d'autres secrets d’illusionnisme : comme des tours de pièces, de cartes, de liquides, de couteaux, d’œufs ou de feu, etc.
Giovanni de Jasonne et la double-vue
Après l'exposé de diverses tech­niques, dont l'utilisation de compères, Luca Pacioli suggère de communiquer par code avec un en­fant « dressé » à.cet effet : « Tu pourras lui enseigner à deviner à distance quelles cartes auront été touchées par des spectateurs. II faudra pour cela te mettre d'accord avec lui par l'intermédiaire de nombres, c'est à dire qu'il faudra donner un numéro aux .figures et aux autres cartes..., Selon les tours. vous pourrez ainsi procurer beau­coup d'étonnement et de plaisir à l'assistance, en prenant l'air inno­cent, de manière que tout semble seulement produit par art magique divinatoire.
Tu pourras de même lui transmettre le résultat du jeu des 3 dés ou des 3 choses diverses, qui font toujours beaucoup d'effet. Mais il faut, com­me je te le dis, agir avec grand soin, prudence et finesse, et que rien ne paraisse suspect, parce que le5 choses sont d'autant plus belle, qu'elles sont secrètes...
Un habitant de Ferrare, nommé Giovanni de Jasonne , opérait ainsi avec son jeune fils qu'il avait dressé dès sa plus tendre enfance à de semblables gentillesses. Il communiquait avec lui par l’intermédiaire de nombres, de signes et de gestes de la main, des pieds, de la toux, d'exclamations et d'actes convenus, comme de jeter des couteaux sur une table, etc. Il lui transmettait ainsi le message à deviner, en usant de mots et de silences significatifs, de manière à ce que l'assistance ne se rende compte de rien.
Il avait ordonné à son fils d'avoir les yeux fixés sur ses mains, tout en conservant toujours l'air innocent, et il composait avec naturel les paroles, les syllabes et les nombres voulus...
Avec cela, il est venu plusieurs fois à Venise, où je me trouvais moi-même à cette époque, et il présentait des tours de cette sorte dans la maison de quelques gentilshommes et gentilles dames aussi. Et ceux-ci, émerveillés, lui affirmaient que cet enfant avait certainement un esprit familier qui lui soufflait les réponses et lui révélait toutes ces choses cachées. Et l'opérateur leur laissait croire cela. Malheureusement le jeune garçon mourut et l'homme dut continuer ses séances sans lui...
Luca Pacioli, De viribus quantitatis, Livre I, chapitre 30.
La double-vue

Le célèbre illusionniste ita­lien Giuseppe Pinetti présenta également plus tard, à Londres vers 1785, un numéro de double-vue avec son épouse, comme en témoi­gnent des journaux de l'époque, qui rapportent aussi des prestations du même genre effectuées par Cornus et sa femme.

De son côté, d'après les Mémoires du marquis de Bombelles, le magnétiseur M. de Puységur en fit autant avec son sujet Magdeleine qui opé­rait les yeux bandés...

Si les techniques et les codes étaient variés, cette expérience était donc très ancienne, ce qui n'empêcha pas Robert-Houdin de prétendre à plusieurs reprises, dans ses Mémoires et révé­lations, avoir inventé, vers 1845, ce tour qu'il effectuait avec son jeune fils, comme le faisait  Giovanni de Jasonne avec le sien, plus de 350 ans auparavant !

Selon Jules Vallès. la double-vue fut popula­risée par Leduc au XIXème siècle :

« Le Christophe Colomb qui découvrit cette mine à surprises fut, dit-on, un garçon perruquier de Londres, qui s'en amusait avec son patron. Ils vendirent leur secret à sir Lepsom, un fantaisis­te anglais qui venait se faire raser chez eux et qu'intrigua cette étrange communication.
Sir Lepsom était, en même temps, un amateur forcené des arts mécaniques. Dans un voyage qu'il fit à Paris, il remarqua chez Robert-Houdin deux pantins, baptisés Auriol et Debureau. dont il s'amouracha, et voulut à tout prix devenir le propriétaire. Robert-Houdin ne consentit pas fa­cilement à abandonner ses automates qui lui rapportaient beaucoup d'argent. Il ne se décida à s'en défaire que le jour où sir Lepsom lui ven­dit en échange le secret de la double-vue. » 

J. Vallès. Le Figaro. 20 juillet 1865. Œuvres. N.R.F. Gallimard, 1975.

Enfin, Gandon, en 1849, puis Cazeneuve, en 1869, publièrent les premiers codes complets de cette technique de double-vue qui, bien pré­sentée, semblait un vrai miracle...


Voilà. C'est tout pour le moment. Amitiés à tous.

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