lundi 20 avril 2020

« Du « fakir » de Queneau à la « disparition » de Perec » (article de Fanch Guillemin paru dans le journal de prestidigitation « Magicus Magazine », N° 160, mars – avril 2009).






  
Georges Perec.



Dans le cadre de mon projet de publier un article chaque jour dans ce blog pour desennuyer les magiciens confinés, le journal Magicus Magazine et son directeur de publication Didier Puech m'ont autorisé d'une manière très généreuse à reproduire un  ancien article de leur journal du numéro 160 (mars-avril 2009). Un grand merci à eux pour leur formidable action. Je rappelle que le journal Magicus Magazine en est à présent à son 221 ème numéro. Tous les numéros sont passionnants. Abonnez-vous donc au Magicus Magazine : pour l’instant et ce jusqu’au 1 juillet 2020, vous pouvez bénéficier d’un tarif préférentiel de 50 euros qui est celui des étudiants, au lieu de 70 (en indiquant juste « JF ») ;  commandez les anciens numéros dont par exemple ce numéro 160 dont j’ai extrait cet article « Du « fakir » de Queneau à la « disparition » de Perec »  écrit par Fanch Guillemin. 



« Du «fakir» de Queneau à la «disparition» de Pérec
«Les livres de Queneau sont des féeries ambiguës d'une apparente gratuité, avec leurs jeux funambulesques de fakirs, de montreurs de foire, de clowns et d'illusionnistes...» Albert Camus : Critique de Pierrot mon ami. N.R.F.

Le chiromancien

Raymond Queneau (1903-1976), de l'Académie Goncourt, est surtout connu pour son burlesque Zazie dans le métro, 1956. Humoriste aimant jouer du langage populaire, il s'intéressa au monde de la foire et aux Arts de l'Illusion grâce aux livres de Robert-Houdin et à celui de Robelly : Trucs et grands trucs, Brive, 1936. Il révéla d'ailleurs dans le Nouveau Fémina de 1954, le secret du joli tour de magie blanche : les anneaux de Möbius.

En juin 1940, replié vers le Sud de la France avec son régiment, devant l'avancée foudroyante des Allemands : «Les Huns piquant des deux arrivèrent à Troyes quatre à quatre ...». Queneau fit, avec talent, le chiromancien près de provinciales naïves, pour se divertir et améliorer son ordinaire.

Démobilisé à Paris, il publia en 1942, Pierrot mon ami, roman à succès s'inspirant des « détective novels» américains, et de ses nombreuses enquêtes dans l'univers du Luna-Park.


Le fakir Crouïa-Bey

«Dans tout l'Uni Park, il y avait cette rumeur de foule qui s'amuse et cette clameur de charlatans et tabarins qui rusent et ce grondement d'objets qui s'usent.

Le fakir Crouïa-Bey devait s'exhiber dans la baraque récemment occupée par l'Homme-Aquarium* et antérieurement par la Pithécantrhropesse et le prestidigitateur Turlupin ...

- Tu sais que ce fakir est fameux ! s'exclama Léonie.

- Sans ça je ne l'aurais pas engagé, fit Tortose. D'ailleurs, il ne faut pas que tu aies d'illusions, tu sais, les fakirs c'est rudement démodé ...

- Moi je trouve ça épatant ces types qui s'enfoncent des épingles longues comme ça dans le gosier. Ça donne une riche idée des capacités de l'homme. Moi je trouve.

- Peuh. Tous leurs trucs sont débinés maintenant. Dans les music-halls on n'en veut plus ... Et tiens, le voilà justement ton fakir ...

Et il dégote vraiment, Crouïa-Bey. Il a des yeux de braise, une barbe de sapeur, des .lèvres de corail : Ah qu'il est beau ! Ah qu'il est beau !

- Je parie, lui dit Léonie, que vous connaissez Hèle-Bey : c'est un fakir célèbre, natif de Rueil et prénommé Victor.

- Moi ? S'écria Crouïa-Bey, jamais de la vie, chère madame ! Hélem-Bey ? Un fumiste qui gâche le métier. Pour ma part, je n'ai jamais été en rapport qu'avec les vrais.

- Bah, dit Léonie, il y en a donc des vrais ? Où ça ?

- Ici même tout d'abord. Vous n'avez qu'à me regarder.

- Et de quel bled vous êtes, monsieur Crouïa-Bey

- De Tatahouine, dans le Sud Tunisien. Ah ! Tatahouine, agi ména, fiça l'arbiya, chouïa barka…

- Blague dans le coin fit Léonie, je parie que vous êtes de Bezons : je reconnais ça à votre accent. Vous ne seriez pas le frère de Jojo Mouilleminche qui chantait à l'Européen ?

- Ah bon ! Vous connaissez donc mon frère ... Mais c'est tout de même vrai que j'ai fait mon service militaire dans les zouaves en Algérie où j'ai été formé par un vrai fakir local ...

- Et vous faites aussi de la double-vue, monsieur Sidi Mouilleminche ?

- Non. Vous savez aussi bien que moi que la double-vue c'est du chiqué ... Moi, ce que je fais c'est du solide, du concret, du réel : les sabres, les épingles à chapeau, les planches à clous verre pilé, les charbons ardents. Je lèche une barre de fer chauffée à blanc ; et pas de trucage avec moi ...». Pierrot mon ami.


De Queneau à Pérec

Notre lunaire ami Pierrot est embauché par Crouïa-Bey comme assistant, puis au cirque Mamar, après l'incendie mystérieux de l'Uni-Park provoqué, selon une hypothèse extravagante, par un ventriloque psychopathe manipulant le cadavre truqué et monté roulettes, d'une vieille dame !!

De son côté, Georges Pérec (1936-1982), Prix Renaudot 1965 et Médicis 1978, virtuose de la jonglerie littéraire et concepteur de mots croisés, connaîtra la notoriété par son roman. La Disparition, dans lequel n'apparaît jamais la lettre «e», pourtant la plus utilisée habituellement.

Exemple : «Trois cardinaux, un rabbin, un animal franc-maçon sur son vingt-huit plus trois, un trio d'insignifiants politicards soumis au plaisir d'un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu’on risquait la mort par inanition ...».

Des profanes non avertis, et même un critique littéraire peu attentif, lurent ce livre sacs rendre compte que la lettre «e» n'y figure pas : l'intrigue policière masquant cette «disparition» par une magistrale «misdirectiion ». A l'inverse, dans Les Revenentes, Pérec s’amuse à n'utiliser que la voyelle «e», évitant tous les a, i, o, u, y.

Exemple : «Thérèse se dévêt prestement et se renverse. Le père Spencer enlève ses bretelles s'empresse de s'étendre près d'elle. Et le révérend pénètre lentement cette femelle rêveuse et entreprend de l'ensemencer, etc.».

A noter qu'un mentaliste français contemporain a conçu un double book test, dont un des volumes ne comporte pas la voyelle "e" et l'autre n'utilise que la voyelle "e" ! (Tandem).

Enfin, dans La vie mode d'emploi, livre dédié à Queneau, Perec met aussi en scène des magiciens :


Joy et Hiéronimus

«L'Américain déserteur Blunt Stanley et la voyante danoise Ingeborg Skifter décrochèrent un engagement miteux dans un cinéma : entre les documentaires et le grand film. Un rideau à paillettes recouvrait l'écran, et un haut-parleur annonçait Joy et Hiéronimus : les célèbres devins du Nouveau Monde. 

Leur premier numéro exploitait deux trucs classiques des magiciens de fête foraine : Blunt, en fakir, devinait diverses choses à partir de chiffres apparemment choisis au hasard. Quand à Ingeborg, elle éraflait avec une plume d'acier la gélatine d'une plaque photographique représentant Blunt; et une balafre sanglante identique apparaissait sur le corps de son partenaire ... 

Ils montèrent ensuite un numéro de fantasmagorie avec apparition de démons et de l'Illuminé Swedenborg par des jeux de miroirs, de fumée à base de charbon, soufre et salpêtre, et une mise en scène sonore, qui rencontra le succès en Asie, aux U.S.A., puis en Europe. Le réglage des lumières, le dosage des flammes, les effets de tonnerre, le déclenchement des pastilles de ferrocérium produisant à distance des étincelles, le maniement de la limaille de fer et des aimants, toutes ces techniques de trucages furent perfectionnées ...».

G. Perec : La vie mode d'emploi. »


Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire