vendredi 18 décembre 2015

Conférence de Jean-François Gérault sur "La mnémotechnique : histoire, méthodes, effets magiques, sitographie, bibliographie commentée." (deuxième partie, histoire)






L'abbé Moigno, le concurrent au dix-neuvième siècle d'Aimé Paris dans la Science de la Mémoire

 

Voici la suite de ma conférence, lors de la journée magique du samedi 14 novembre 2015 au Musée du Cirque et de l’Illusion à Dampierre en Burly (Loiret), sur La mnémotechnique : histoire, méthodes, effets magiques, sitographie, bibliographie commentée.

Le paragraphe C) était consacrée à l’histoire de la mnémotechnique.


C) Histoire de la mnémotechnique


Le premier auteur à avoir parlé de la mnémotechnique est le philosophe grec Aristote (384-322 avant Jésus-Christ) dans son étude De la mémoire et de la réminiscence. Les circonstances légendaires de l’invention de la mnémotechnique ont été rapportées ensuite par les Romains Cicéron (54 avant J.-C.), dans De l’éloquence, Quintilien (Ier siècle), dans De l’institution oratoire et par un auteur anonyme dans La Rhétorique à Herennius. D'après ce dernier, le poète Simonide fut invité à un festin, mais lorsqu’il sortit, appelé par des dieux, la villa s’écroula. Les parents des convives firent appel à lui pour identifier leurs proches et, en imaginant les personnes à leur place dans la salle du banquet, il trouva qu’il était facile de les retrouver. « Ce que fit Simonide semble avoir amené à l'observation que la mémoire est aidée par des cases bien marquées dans l'esprit. » Ce fut la naissance de la première méthode connue de l’histoire, la méthode des lieux (ou loci).

 

Cette méthode consiste à coder en images les éléments que l'on doit apprendre, et à placer chacune d'elles dans un lieu selon un itinéraire bien connu et représenté mentalement. Pour rappeler tous les éléments dans l'ordre, il suffit de refaire mentalement le trajet et de découvrir l'image qui a été placée en chaque lieu. Imaginez par exemple, que vous ayez à mémoriser dans l’ordre la liste suivante « miel, café, tomate, lave-linge, pâtes, pain ». Il faut placer mentalement l’image de chaque objet dans le magasin en imaginant une phrase ou une image qui les relie. Par exemple, si les magasins de la rue sont un magasin pour animaux, un garage, une boulangerie, une épicerie, une librairie, une parfumerie, vous imaginez un chien qui lèche du miel (premier magasin et premier mot de la liste), une allée de café qui mène au garage, etc.

Telle est la méthode qui eut un énorme succès de l'Antiquité jusqu'à la Renaissance et qui est toujours citée dans des livres de mnémotechnique.


À la fin du Moyen Âge et durant la Renaissance, nombreux furent les mages et mystiques qui découvrirent des systèmes magiques pour atteindre, mémoire ultime, la connaissance divine. Raymond Lulle (1235-1315) inventa le grand art de la mémoire. Différent de la méthode des lieux, le grand art est plutôt l’ancêtre des codes, avec l’idée qu’une combinaison magique permettait d’accéder à la compréhension de Dieu.


Pierre Hérigone, mathématicien sous le règne de Louis XIII et la régence de Louis XIV, crée ensuite le code chiffre-lettre. L’invention de celui-ci apparaît dans un chapitre de son énorme Cours de mathématique en plusieurs volumes.

Le code chiffre-lettre propose de remplacer les chiffres par des lettres, consonnes ou voyelles et syllabes. Grâce à celui-ci, on peut transformer les nombres complexes à mémoriser en mots ou pseudo-mots, en choisissant à son gré une consonne, une voyelle ou une syllabe. Une des applications qu’en donne Pierre Hérigone est une longue chronologie universelle. Dans le système de Pierre Hérigone, les chiffres sont désignés par les voyelles suivantes : 1= t, 2= n, 3= m, 4 = r, 5= l, 6= g, 7= k, 8= f, 9= p, s= 0.


Au dix-huitième siècle, Gregor von Feinaigle fut un mnémotechnicien extrêmement réputé qui propagea sa méthode grâce à des cours et conférences dans toute l’Europe. Il ne publia ses techniques dans aucun livre, ce qui lui valut d’être oublié par la suite. Né en 1760 au Luxembourg et mort à Dublin en 1819, il fut moine dans l’ordre cistercien de Salem. La mnémotechnique lui doit presque tous les procédés modernes, et notamment la table de rappel.

Heureusement, des disciples publièrent des traités à partir de notes de ses conférences, qui permettent de nous représenter de façon assez complète le système astucieux de Feinaigle. J’en ai trouvé un sur Internet, édité par Thomas Naudin en 1808, et écrit par un certain Didier. Il s’intitule Traité complet de mnémonique, et contient un grand nombre de techniques basées en partie sur l’imagerie et la méthode des lieux, mais il présente surtout des innovations à partir du code chiffre-lettre, et naturellement la table de rappel.

La table consiste à construire une liste de 100 mots-clés, à partir du code chiffre-lettre, qui codent les 100 premiers nombres. Ainsi « or » code le chiffre 4 (4 vaut R), « tison » code 10, « miroir » vaut 34, etc. L’utilisation de cette table se fait en deux temps : apprentissage par cœur comme une table de multiplication de la table de rappel, puis apprentissage de chaque mot de la liste à mémoriser en liaison avec les mots-clés. 


Dans le sillage des inventions technologiques, le XIXe siècle fut le siècle des techniques de la mémoire. Sous l’intitulé de « mnémotechnie », manuels et traités vont connaître un engouement sans précédent en France sous le nom d’école française. Le chef de file de l’école française est un professeur de musique (1798-1866), contemporain d’Alexandre Dumas, Aimé Paris.

Dans son Exposition et pratique des procédés de la Mnémotechnie (Paris, 1825) il reproduit néanmoins la table imagée de Feinaigle ; 1 : observatoire ; 2 : cygne... jusqu’à 100 : balance, mais n’utilise plus la méthode des lieux. En revanche, il perfectionne le code chiffre-lettre en faisant correspondre aux chiffres non pas des consonnes arbitraires, mais des groupes consonantiques apparentés d’après les règles phonologiques, par exemple « t ou d » pour les occlusives, « f ou v » pour les fricatives... Ces perfectionnements phonologiques seront définitivement adoptés et son code est celui que l’on trouve dans les livres contemporains. 


Le principal rival d’Aimé Paris au 19 ème siècle fut l’abbé Moigno (1804-1884), auteur du Manuel de mnémotechnie en 1879, qui étonna par sa mémoire le grand scientifique Arago lui-même.


Les mnémotechniciens déterminants du vingtième siècle en France furent notamment Tréborix et Charles Barbier. Le belge Claude Klingsor a lui aussi développé une méthode de mnémotechnique très riche et très intéressante. 


Les grands mnémotechniciens actuels sont l’américain Harry Lorayne, les Français Benoît Rosemont, Vincent Delourmel, Jean-Claude Arrestier, alias Atomix, et Rodolphe Candela ainsi que plusieurs champions du monde de mémoire : Dominic O’Brien, Ben Pridmore, Andi Bell, etc.

 

 

Voilà. C’est tout pour aujourd’hui. La suite donc au prochain numéro comme dans les romans-feuilletons du dix-neuvième siècle ou dans les séries télévisées américaines contemporaines.

 

 

 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire