dimanche 12 avril 2020

Extrait de mon livre sur un auteur révolutionnaire « Jean-Patrick Manchette, parcours d’une œuvre » (quatrième partie) (Corruption de l'état).


 

  

Un autre roman de Jean-Patrick Manchette transposé en BD. 


En l’an 2000, j’ai publié un livre sur un auteur « révolutionnaire », Jean-Patrick Manchette.

Face à la crise que nous connaissons aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement d’actualité. Ici, sa description de la corruption de l'état est plus vraie que nature et correspond presque totalement à la situation de la France de maintenant. Voilà pourquoi, j’ai décidé de partager avec vous l’essentiel de mon étude sur cet écrivain à travers plusieurs articles de ce blog.



«  CORRUPTION DE L’ÉTAT

Cette thématique de la corruption de l’état et de son inféodation au grand capital a fait passer pendant des années Manchette aux yeux des journalistes pour un écrivain d’extrême gauche. Il s’en défendait lui-même, non pas que ses idées ne correspondent pas à celles de nombreux révolutionnaires, mais parce qu’il se voulait avant tout un observateur objectif et précis de la société de son époque (à la façon d’un Flaubert) ainsi qu’un styliste et un auteur référentiel. Certainement pas un écrivain politique ou engagé ! 

Ce parti pris pour une idéologie spécifique aurait risqué d’altérer ses capacités d’analyse. D’ailleurs, dès l’écriture de L’Affaire N’Gustro, il fait exprès de se distancier en narrant l’histoire à la première personne et en prenant le point de vue d’un jeune fasciste. De plus, dans ce récit, en dehors du nécessaire enrobage romanesque, tous les faits décrits sont historiques. Il suffit de remplacer les noms, codés (très légèrement), et le pays pour retrouver raconté par Manchette le récit d’un scandale qui a éclaboussé le régime gaulliste. Il s’agit de l’affaire Ben Barka

Al Mahdi Ben Barka est un leader tiers-mondiste qui a tout d’abord lutté pour l’indépendance de son pays, le Maroc, obtenue en 1956. Très vite, son parti, l’Istiqlal, se sépare en deux branches, l’une de conception aristocratique qui accepte des fonctions au pouvoir, l’autre plus démocratique qui refuse les postes ministériels. Ben Barka fait partie de cette deuxième faction. Il devient rapidement très populaire mais du fait même de cette popularité, il est accusé de complot contre le roi Hassan II et doit s’exiler. Il est enlevé le 29 octobre 1965 en plein Paris à l’instigation du Ministre de l’Intérieur marocain, le général Oufkir, par les services secrets de son pays grâce à des complices français et sans doute avec la bénédiction et l’aide du régime gaulliste.

On retrouve tous ces éléments dans L’Affaire N’Gustro. Celui-ci est un leader tiers-mondiste et le ministre de l’Intérieur du Zimbabwin qui le fait assassiner s’appelle Georges Clémenceau Oufiri. Il y a dans le parti du leader populaire deux branches rivales comme dans celui de Ben Barka. Butron, qui est au courant de l’affaire, est assassiné par les services secrets du Zimbabwin. La police française maquille son crime en suicide, récupère la confession qu’il avait enregistrée sur un petit magnétophone et la détruit ainsi que les photos qu’il avait prises lors de l’enlèvement.

La France, prétendue patrie des droits de l’homme, au nom d’intérêts internationaux et capitalistes, se trouve ainsi complice de l’enlèvement d’un leader charismatique du tiers-monde. Il faut faire plaisir à Hassan II, un puissant allié, mais surtout empêcher la diffusion d’une idéologie marxiste dans les pays pauvres, qui risquerait de faire passer ceux-ci dans l’autre camp ! Le plus honteux dans cette affaire a été sa dissimulation pendant très longtemps, aussi bien par les sphères du pouvoir que par les organes de presse français.

La réputation d’auteur politique de Manchette est également due à un deuxième livre qui vient enfoncer le clou sur la corruption et la brutalité du pouvoir français. Nada est l’histoire d’un commando anarchiste qui enlève l’ambassadeur des Etats-Unis en France. Bien sûr, il y a deux morts lors de cette opération mais cela ne peut justifier à la fois l’amoralité, la violence et le non-respect de la loi par les forces de l’ordre (qui sont censées l’assurer). Le Ministre de l’Intérieur donne toute liberté au commissaire Goémond qui massacre les membres du commando. 

Même si celui-ci est ensuite désavoué par ses supérieurs, le résultat est atteint : tous les groupuscules gauchistes et anarchistes sont mis sous surveillance, l’Etat donne de lui-même une image de fermeté face à des extrémistes qui seraient une menace pour la société. En fait tous ces gens, gouvernement, police, services secrets ont en commun une haine viscérale pour le marxisme et la contestation qui pourraient remettre en question les privilèges acquis soit par eux, soit par leurs amis. Tout est mis au service de l’argent et du grand capital. Cela aboutit aussi à d’autres compromissions honteuses. La scène de l’enlèvement a été photographiée par un malfrat, un indic du SDECE (collusion entre les services secrets et le grand banditisme) ; le gouvernement, pour récupérer la pellicule, n’hésite pas à faire, en toute illégalité et dans le plus grand secret, des concessions à une branche d’extrême droite de cette organisation.

Cette haine des contestataires et l’idée qu’il faut tout faire pour les exterminer même aux dépens de la loi, est viscéralement ancrée chez les fonctionnaires de police. Le commissaire Goémond, lâché par ses supérieurs (pas par moralité mais seulement parce qu’il est embarrassant), continuera de poursuivre, pour l’assassiner, Buenaventura, un des membres du commando qui a réussi à s’échapper, simplement par haine, parce qu’il n’admet pas qu’un opposant violent à l’ordre qu’il a toujours défendu puisse rester en vie. La morale sera sauve (si l’on peut s’exprimer ainsi) puisque Buenaventura avant de mourir parviendra à le tuer.

Manchette reviendra sur cette thématique en l’amplifiant dans La Position du tireur couché. Martin Terrier est tueur à gages pour une mystérieuse organisation. Alors qu’il décide de décrocher, elle le contraint à exécuter un dernier contrat : il doit assassiner Sheikh Hakim, un représentant de l’OPEP, avec l’aide d’un certain Maubert, qui le surveille et qui est en fait un homme infiltré de la DST. Celui-ci, dans le cadre de son travail de policier, fera semblant de surveiller le cortège dans une camionnette garée sur le passage comme le lui ont ordonné ses supérieurs, tandis que Terrier, planqué dans un double fond, pourra perpétrer sans risque son attentat. Finalement celui-ci s’y refuse et se débarrasse de Maubert. Mais là aussi quels liens peut exactement avoir cet homme, un membre des forces de l’ordre, avec une multinationale du crime organisé ?

Terrier est finalement rattrapé par deux séides de ses anciens employeurs. Il rencontre son supérieur, M. Cox, et un autre membre de l’Organisation qui veulent lui faire porter la responsabilité de tous les crimes qu’il a commis, en l’accusant d’être un espion russe. Mais le tueur propose à l’autre homme une manœuvre plus subtile, mettre en cause M. Cox lui-même. Celui-ci tire une balle dans la tête de Terrier mais il ne meurt pas. Il est ensuite soigné par l’Organisation qui a décidé de s’occuper de lui. L’homme qu’il avait déjà rencontré avec Cox lui propose d’écrire ses mémoires. Finalement, le projet est abandonné. Terrier est remis en circulation sous une fausse identité, accompagné d’Anne...

Il y a dans ce récit toute la problématique et toutes les angoisses de Manchette : magouilles policières et collusion des services secrets avec le crime organisé, manigances de hauts services de l’état contre un leader du tiers-monde, trucages de papiers (d’où viennent-ils et qui les a faits : des agents corrompus et complices des services administratifs ?), désinformation (Terrier qu’on veut faire passer pour un espion russe, mémoires bidonnés : là aussi, que sait-on véritablement de ce qui se passe dans les hautes sphères de l’Etat ?). 

Toutes ces manœuvres ont comme d’habitude pour but de discréditer les pays marxistes ou d’éliminer les leaders du tiers-monde et de se débarrasser ainsi par des manipulations de ce qui pourrait s’opposer à l’ordre capitaliste international. Et pour ce faire, les puissants travaillent la main dans la main, sans respect des lois et des règles élémentaires de la démocratie. La vision qui nous est d’habitude donnée du monde par le pouvoir et les médias semble donc complètement déformée !

Moins grave mais tout aussi malhonnête est le trafic découvert par le privé Eugène Tarpon dans Que d’os ! Un laboratoire de fabrication d’héroïne se dissimule dans les locaux d’une organisation bizarre à tendance sectaire, les Skoptsys Réformés. Ici les malfrats sont couverts par un homme politique, le député Mauchemps. Chauffard, le commissaire qui s’occupait initialement de l’affaire, en a été dessaisi sans raison au profit du commissaire Madrier, simplement parce qu’il progressait trop dans l’enquête. Ici ce sont des truands internationaux qui ont des protections à la fois policières et politiques.

La conclusion de Tarpon est ironique. Naturellement on reconnaît des culpabilités mais les véritables instigateurs plus haut placés ne seront jamais punis. Georges Rose, le responsable du laboratoire, est mis en prison ainsi que le député Mauchemps qui était son employeur et avait des appuis dans la police. Les enquêtes administratives piétinent.».



Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.


Extrait de mon livre sur un auteur révolutionnaire « Jean-Patrick Manchette, parcours d’une œuvre » (troisième partie) (Une police en dessous de tout).



  
Un roman de Jean-Patrick Manchette


En l’an 2000, j’ai publié un livre sur un auteur « révolutionnaire », Jean-Patrick Manchette.

Face à la crise que nous connaissons aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement d’actualité. Voilà pourquoi, j’ai décidé de partager avec vous l’essentiel de mon étude sur cet auteur à travers plusieurs articles de ce blog.


« UNE POLICE EN DESSOUS DE TOUT

Manchette n’a jamais caché dans ses interviews le peu d’estime qu’il avait pour la police française. Il s’est lui-même fait molester par celle-ci dans une manifestation et en a gardé toute sa vie une terreur des affrontements avec les forces de l’ordre. D’une façon générale, il n’a jamais compris comment quelqu’un d’intelligent pouvait faire ce métier souvent brutal et où les idées des collègues sont parfois très proches de celles de l’extrême droite. Ces présupposés de l’auteur réapparaissent à la fois dans ses intrigues et dans les opinions émises par ses personnages. On peut y distinguer trois thèmes principaux : la police est bête, la police est brutale, la police est raciste ! Et ce n’est donc pas sans raison que la plupart des protagonistes affichent un total mépris pour cette institution.

Dès son premier roman Laissez bronzer les cadavres ! Manchette frappe fort. Il nous décrit un duo de motards particulièrement ridicule : l’un, Lambert, est un jeune homme zélé mais bête et borné, l’autre, Roux, plus âgé, est devenu paresseux et sans illusions. Tout au long du roman, Lambert sera surpris par les mœurs de la communauté gérée par Luce. Son univers personnel est, quant à lui, régi par des stéréotypes sur la société, où chacun a sa place à tenir et où l’ordre doit régner (« L’idée que les riches boivent, fait suffisamment étrange, le mettait mal à l’aise. »). 

Au cours de ses aventures, il ressassera sans arrêt des clichés stupides :
« L’argent ne fait pas le bonheur, pensa le policier ; l’oisiveté est la mère de tous les vices. Ils se conduisent comme des bicots. Les extrêmes se touchent, pensa-t-il. » (p. 108)

Entré dans la chapelle du village, il a un comportement complètement imbécile, indiquant une religiosité primitive rappelant le « Got mit uns » (Dieu avec nous) des nazis :
« [...] Faites que je leur en mette plein les tripes, Sainte Mère de Dieu, je jure de devenir un bon chrétien. Amen. » (p. 228)
« Marie, donnez-moi la force. » (p. 228)

Le roman Nada débute lui aussi en ridiculisant la police par la fameuse lettre du gendarme Georges Poustacrouille à sa mère. Celui-ci lui raconte l’assaut de la fermette, où s’était réfugié le commando anarchiste, par les forces de l’ordre. Manchette se délecte dans ce morceau de bravoure, ajoutant graphiquement des ratures, accumulant les fautes de français et les lieux communs sur la société. L’anecdote du camembert à musique offert pour les galons du Maréchal des logis Sanchez atteint des sommets dans le parodique. 

Cependant au-delà de l’humour sous-jacent, ce qui est grave, c’est que du fait de sa stupidité Georges Poustacrouille est totalement aux ordres de ses chefs et qu’il ne regrette rien au sujet de cet assaut qui a été un véritable massacre, où les anarchistes ont été exterminés sans même avoir la possibilité de se rendre.

La violence est aussi une des caractéristiques de cette police qui n’hésite pas à employer les méthodes les plus brutales. Certes, le Henri Butron de L’Affaire N’Gustro n’est pas un petit saint mais au cours d’une scène d’une rare sauvagerie, il se fait copieusement passer à tabac par les fonctionnaires d’un poste de police.

L’aboutissement et le symbole de cette police à la fois brutale et sans déontologie est le personnage du commissaire Goémond. Cet individu apparaît par deux fois dans l’œuvre de Manchette, d’abord dans L’Affaire N’Gustro ensuite dans Nada. Dans ce dernier roman, il torture Treuffais le jeune professeur de philosophie du groupe « Nada » qui n’a pas voulu participer à l’enlèvement afin de lui faire avouer où se trouve la planque de ses amis (chap. 22). Sur ce, un autre policier arrive qui lui demande : « Vous avez essayé de lui tordre les couilles ? ». Sans commentaire !

L’apothéose de ce sadisme et de cette immoralité se situe lors de l’assaut où il abat impitoyablement tous les survivants :
« Je me rends, dit Cash en toussant et en levant les mains au-dessus de sa tête.
Goémond lui tira une balle dans la poitrine. La fille fut précipitée en arrière par le choc. Elle tomba sur le dos au milieu de la salle commune.
— Toi, dit Goémond au gendarme, t’oublieras ça. Songe à ta retraite. » (chap. 32)

Le troisième travers de la police selon Manchette est d’être raciste. Poustacrouille évoque les « romanichels » avec horreur dans la lettre qu’il envoie à sa mère. Foran, le gendarme, ancien collègue de Tarpon dans Morgue pleine, recrute du personnel « exclusivement français » pour surveiller les usines. Les allusions sont nombreuses à une police xénophobe dans toute l’œuvre, et pour son dernier roman La Position du tireur couché, Manchette fait resurgir ce vieux travers policier. Terrier est chargé d’assassiner Sheikh Hakim, un représentant de l’OPEP, avec l’aide de Maubert, un homme de la DST, qui prononce le mot « bougnoul » en désignant leur victime.

Bêtise, violence, racisme, cette triple dégénérescence entraîne un rejet viscéral des forces de l’ordre par la plupart des personnages de Manchette. 

Certes Luce dans Laissez bronzer les cadavres ! n’est pas une personne particulièrement recommandable mais elle est quand même représentative de l’intelligentsia et de la bourgeoisie de l’époque. Ses propos sur la police sont particulièrement durs :
«J’adore emmerder les flics, indiqua-t-elle. » (p. 83)
« Je n’aime pas les flics, dit Luce. Je n’aime pas la société. Je ne m’aime pas. [...] Je ne pense pas que vous soyez intelligent puisque vous êtes flic. Je pense que vous devriez crever. » (p. 167)
Elle n’éprouve aucune pitié quand elle voit mourir le gendarme Roux et se contente de se resservir à boire. De même Max Bernier, l’écrivain déchu, plaisantera devant les dépouilles à la fois des braqueurs et des policiers en criant « Laissez bronzer les cadavres ! »

D’une manière générale, Manchette et ses personnages n’aiment pas la police, pas seulement parce qu’elle est bête et inefficace mais surtout parce qu’elle est corrompue. C’est là un thème nouveau (ou peu traité jusque-là) dans le roman noir français : la collusion de la police avec des politiciens véreux et d’extrême droite ou bien avec le grand capital pour dissimuler des magouilles suspectes.».



Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.