Un oman de
Jean-Patrick Manchette sur la folie.
Face à la crise que nous connaissons
aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement
d’actualité. Ici, sa description de la folie comme ultime refuge est plus vraie
que nature et correspond presque totalement à la situation de la France de
maintenant. Voilà pourquoi, j’ai décidé de partager avec vous l’essentiel de
mon étude sur cet écrivain à travers plusieurs articles de ce blog.
« LA FOLIE COMME ULTIME
REFUGE
Les critiques ne l’ont pas assez
souligné, il est un thème omniprésent dans l’œuvre de Manchette, c’est celui de
la folie. On le retrouve largement développé ou parfois abordé de façon
allusive dans l’ensemble des romans policiers qu’il écrivit de 1971 à 1982.
Elle apparaît comme l’ultime refuge face à la société impitoyable et corrompue
que nous décrit l’auteur.
Et parfois les fous sont plus sensés et plus
efficaces que les personnages vivant dans un monde dit normal, comme la Julie
Ballanger de O dingos, ô châteaux ! Dans L’Année du polar, interviewé par
Michel Lebrun, Manchette avouera que le défaut pour lequel il a le plus
d’indulgence est le délire !
Cependant, rétrospectivement, cette
thématique récurrente prend une autre dimension quand on sait qu’à partir de
1977, Manchette commence à connaître différents troubles mentaux. Ce sera
d’abord l’agoraphobie, puis à partir de 1982, conséquence ou cause de sa panne
d’inspiration romanesque, une sorte de dépression généralisée. Finalement
Manchette souffrira de phobies aiguës.
Le cancer dont il est atteint à partir
de 1989 finira de le déstabiliser mentalement et il fera plusieurs séjours
comme interné volontaire dans un service psychiatrique. On peut alors se
demander si cette thématique, partout présente dans ses romans, n’était pas
représentative de la crainte qu’il avait lui-même de sombrer un jour dans cette
folie qu’il décrit avec un réalisme si criant, dernière porte de sortie pour
tout individu normalement constitué dans notre société d’aliénation
généralisée.
Dès son premier roman Laissez bronzer
les cadavres !, pourtant un exercice de style pas véritablement personnel écrit
en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, apparaît un personnage de fou :
l’idiot du village. Arrivant après le carnage, il est fasciné par les uniformes
des policiers ! Mais ce n’est pour l’instant qu’une apparition dans une scène
anecdotique. De même dans L’Affaire N’Gustro, Butron n’est pas un dément mais
seulement un homme révolté, n’ayant plus de limites morales. Un seul passage
évoque une sorte de folie meurtrière, lorsqu’il se jette avec une incroyable
violence sur un homme qui a agressé N’Gustro et lui casse le nez à coups de
crosse de revolver.
Le thème, qui n’est donc apparu qu’en
filigrane dans les deux premiers romans, devient sujet central dans O dingos, ô
châteaux ! Julie Ballanger a passé cinq ans dans un asile psychiatrique. Du
fait de son habitude des médicaments calmants, les truands, qui veulent enlever
le garçon dont elle a la garde, le pupille du milliardaire Michel Hartog, ne
parviennent pas à l’endormir avec des somnifères. De même son comportement hors
normes, différent, lui permettra d’échapper à ses poursuivants.
Mais à partir de Nada, les personnages
de fous deviendront totalement négatifs et surtout destructeurs pour leur
entourage. Dans ce roman, il ne nous est pas dit ce qui a fait basculer la
femme de Meyer, le serveur de café membre du commando, dans la maladie mentale.
C’est plus que vraisemblablement une des raisons de l’engagement de celui-ci
dans le mouvement anarchiste et la violence révolutionnaire : échapper à un
enfer conjugal. Les faits et les propos rapportés par Manchette sont
particulièrement épouvantables, d’autant que comme d’habitude, selon la méthode
béhavioriste, l’auteur s’abstient de tout commentaire.
«Après le déjeuner, Meyer eut une
discussion avec sa femme, qui se termina comme d’habitude : Annie essaya de
l’étrangler. » (chap. 4)
« Tu peux crever, ordure, lui répondit
Annie. Sale Juif, ajouta-t-elle. Je te déteste. Je vais aller à Belleville me
faire foutre par des Africains. Je vais me faire baiser insista-t-elle assez
violemment. » (chap. 4)
« Son dessin représentait deux bâtiments
situés dans le désert, mais séparés l’un de l’autre par un torrent de boue et
de merde qui coulait épouvantablement. » (chap. 26)
Morgue pleine aussi nous présente un
personnage de dément. Gérard Sergent, le frère de la victime, est en réalité
l’assassin. Il déteste la société car sa mère était une femme facile qui
trompait son mari et vivait de prostitution. Sa sœur est la fille d’un soldat américain.
Il n’a pas supporté de la voir partir à Paris pour tourner des films érotiques
et elle aussi vendre ses charmes. Il l’aimait et la désirait en même temps.
Venu lui rendre visite, il s’est jeté sur elle pour la violer et, pris d’un
accès d’impuissance, l’a tuée.
Ce thème hyperpessimiste est encore
accentué par une notion de fatalité sociale dans deux des derniers romans de
Manchette, Le Petit Bleu de la côte ouest et La Position du tireur couché. La
folie est vécue comme irrémédiable: déterminée par le milieu de l’individu et
son hérédité, elle réapparaît immanquablement même, si le temps d’une aventure,
elle avait paru totalement éradiquée. Gerfaut, le jeune cadre dynamique du
Petit Bleu de la côte ouest, connaît une grave crise de dépression. La scène du
début nous le montre dans un de ces accès de spleen, de folie passagère, où il
fonce à toute allure, saoul et gavé de barbituriques, sur le boulevard
périphérique. Mais ce qui est grave, c’est que cette scène de début est aussi
scène de fin.
Bien qu’ayant vécu de nombreuses aventures, assassiné deux hommes,
connu une autre femme que son épouse, Gerfaut est toujours aussi mal dans sa
peau et son esprit est toujours aussi confus. La scène décrite est symbolique :
il tourne en rond sur le périphérique comme il tourne en rond dans sa tête et
dans le temps.
La Position du tireur couché nous fait
revivre le même type de situation et de structure. Terrier, parti de rien, est
devenu tueur international et a connu de nombreuses aventures pour pouvoir
retrouver sa bien-aimée. A la fin du livre, il redevient médiocre et abandonné.
Surtout, en une sorte de boucle démente, il reprend le métier de serveur qui
avait été celui de son père et vit les mêmes crises de folie que celui-ci, à
cause d’une balle qu’il a reçue comme lui dans la tête et des brimades des
jeunes gens de la ville.
Mentionnons aussi pour mémoire le
personnage de Bachhaufer dans Que d’os !, l’ancien compagnon de Fanch Tanguy,
un chimiste nazi qui fabrique l’héroïne pour les truands et vit dans un monde à
la limite de la schizophrénie. »
Voilà. C’est tout pour le moment.
Amitiés à tous.