samedi 28 mars 2020

« Cinq Secrets » par le magicien Eugene Burger


  
 Eugène Burger.
  
« J'ai rendu visite à mon ami Max Maven à Hollywood, et je lui ai dit que je projetais d'écrire une rubrique sur les secrets. Il m'a directement récité (de la manière effrayante qu'on lui connaît) la citation suivante du sociologue anglais Malcom Muggeridge : « Le secret est aussi essentiel à l'intelligence que les vêtements du dimanche et l'encens à la messe, ou l'obscurité à une séance de spiritisme, et doit être maintenu à tout prix qu'il serve à quelque chose ou non. »

L'année dernière, je n'ai pas été étonné lorsque beaucoup de magiciens sont devenus légèrement cinglés (certains ont même eu des idées de meurtre !) en regardant les émissions de télévision qui expliquaient nos secrets de magie à un public qui était composé principalement de gens qui ne demandaient rien.

Maintenant que le tumulte est apaisé dans une certaine mesure, nous pouvons parler des secrets.

Lorsque j'ai regardé ces émissions spéciales, je me suis senti sali, moi aussi. Mais, je n'ai rejoint aucun des mouvements contre ces émissions pour deux raisons. Premièrement, j'ai pensé que toute cette agitation et ces protestations étaient de la publicité pour ces émissions de débinage. Elles attisaient le feu dans l'espoir de l'éteindre. Mais les choses ne fonctionnent pas ainsi.

J'ai été très franchement atterré, lorsque j'ai vu une page entière dans « VARIETY »  sponsorisée par l' « Academy of Magical Arts », l'« International Brotherhood of Magicians » et la « Society of American Magicians ». De mon point de vue, les gens qui tirent vraiment profit de cette annonce sont cela même qu'on a voulu faire disparaître.

La deuxième raison pour laquelle je n'ai pas rejoint les protestations est celle-ci : aux États-Unis, il y a plus de secrets qui sont malheureusement exposés par des magiciens non préparés et imprudents, en une seule semaine, qu'il n'y en a eu dans toutes les redoutables émissions de télévision. Ceci est un fait. Nous devons balayer devant notre porte.

Mais quelquefois je me demande : « En fin de compte, quels sont les secrets de la magie ? » . Est-ce que les secrets résident vraiment dans les levées doubles et autres techniques ?

Il est possible que les secrets de la magie soient si profonds que nous ne les sachions pas nous mêmes. Alors, regardons les quelques secrets que je trouve utile (mais peut-être bizarres) et qui, peut- être, nous oublions trop souvent.

Voici un bon secret. La plupart des gens NE VEULENT vraiment PAS s'avoir comment l'on fait, à moins qu'ils soient poussés à cette idée par un magicien qui fait son travail dans une logique de confrontation. Quand ces émissions ont été diffusées, beaucoup de profanes m'ont dit qu'ils avaient commencé à regarder, et qu'ils avaient changé de chaîne rapidement. Ils avaient compris que trop en savoir peut faire fuir le divertissement sur beaucoup de sujets, et la magie est clairement l'un d'entre eux.

Voici un autre secret. Le public n'est pas simplement « là ». Dans un sens très réel, nous CRÉONS notre public, à travers nos attitudes, nos paroles et nos actions. Supposons que vous vouliez présenter un peu de magie à un groupe de personnes. Les mots que nous utilisons pour introduire la magie guideront les réactions que vous obtiendrez.

Considérez ces deux ouvertures possibles : « Voici un tour avec lequel je m'amuse depuis deux semaines », ou « Voici un peu de magie de magie sur laquelle j'ai travaillé pendant ces six derniers mois ». Vous voyez la différence ? Quelle introduction est la meilleure pour faire montrer l'intérêt, engager un meilleur suspens, et finalement, créer une réponse plus profonde ?

Ok, que diriez-vous d'un autre secret : Si vous élargissez vos lectures magiques, vous allez aussi étendre votre compréhension de la magie. (Je sais, cela ne ressemble pas vraiment à un secret, mais en jugeant ce que je vois autour de moi, il apparaît que ce soit une idée très peu connue). Ma suggestion personnelle est d'utiliser le ratio suivant : Pour chaque livre de magie que vous lisez et qui a été écrit alors que vous étiez déjà né, lisez au moins un livre qui a été écrit avant votre naissance. (Si vous êtes jeune, ce serait encore mieux de lire des livres d'avant 1950).

La raison de cela n'est pas que les livres récents soient moins bons que les plus anciens. Il y a de bons et de mauvais livres à toutes les époques. Mais il me semble que la plupart des livres récents qui sont bons, ont été construits sur les fondations que sont les livres anciens, et il est intéressant de savoir d'où l'on vient avant de se précipiter tête baissée.

Voici un dernier secret, et un qui est très pratique. C'est un secret qui, pour moi, a été très difficile à appliquer et c'est celui-ci : quel que soit le niveau d'excellence de votre routine de «  Carte Ambitieuse », si vous vous rongez les ongles, le public le verra, et se souviendra surtout de cela, mais très peu de tout le reste.

Il n'est pas suffisant de le reconnaître ; vous devez FAIRE quelque chose par rapport à cela. Et c'est une chose difficile. J'ai été un magicien professionnel pendant plus d'un an avant de réussir à faire ce pas entre l'idée et l'action.

Ainsi, il y a donc une collection de quelques petits secrets étranges à considérer pour nous tous. 

Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.

Analyse de livres en langue française sur la théorie de la prestidigitation.


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Strong Magic de Darwin Ortiz, un des livres les plus complets sur le sujet.
 J'avais le projet d’écrire un article sur les li­vres traitant de la théorie de la prestidigita­tion mais je me suis rendu compte qu’il en existait trop pour pouvoir tous les décrire dans un seul compte rendu (je n’en ai re­censé volontairement que dix-neuf en langue anglaise, trois en espagnol, un en al­lemand, dont dix ont été traduits en fran­çais, le cas de Our Magic étant spécifique car non traduit dans son intégralité). Our Magic de Nevil Maskelyne et David Devant est composé de trois parties : The Art in Magic, The Theory of Magic, The Practice of Magic, et les éditions Magix ont seulement traduit et publié la première partie.

J’ai été intrigué par le fait que ce premier livre (à ma connaissance) sur la théorie de la prestidigitation, publié en 1911, énonçait vingt-quatre règles pour effectuer une magie de qualité, et que le livre de Darwin Ortiz, Designing Miracles (Concevoir des miracles, créer l’illusion de l’impossible) paru en français en 2018, donc le dernier livre sur la théorie de la prestidigitation sur notre marché magique, énonce quant à lui vingt-sept règles, « Les lois de Darwin », orientées vers la création des effets. J’ai pensé qu’il y aurait un grand intérêt à comparer les deux listes de règles pour voir si les fondamentaux de la magie étaient perçus comme identiques par des magiciens d’une autorité incontestable à un siècle d’intervalle. C’est ce qu’il m’a semblé, mais à vous de vous forger votre opinion.


J’ai regroupé les règles en trois parties : A) Effectuer de la magie pour le public et non pour les magiciens, B) L’importance du degré d’impossibilité de l’effet, C) La concep­tion d’un effet magique (temps, espace, causalité). J’ai mis à chaque fois le numéro de la règle, soit dans Maskelyne et Devant (Our Magic), soit dans Ortiz (Concevoir des mi­racles, créer l’illusion de l’impossible).

A) Effectuer de la magie pour le public et non pour les magiciens
(1,  Ortiz)
La manière de penser des profanes est le sujet le plus important en magie.
(2,  Maskelyne et Devant)
Essayer toujours de se former une conception précise du point de vue le plus probablement adopté par un spec­tateur impartial.

Pour un interprète, se mettre à la place de son public ré­clame d'exercer une dose d’imagination et, on pourrait dire, de jugement, rarement rencontrée parmi ceux qui sont capables de divertir un public. Cependant, plus un magicien pourra obéir à cette règle, plus grandes seront ses chances de succès. La tâche qu'il a devant lui est gi­gantesque mais il devra néanmoins essayer de s'y atteler.
(3,  Maskelyne et Devant)
Eviter la complexité de la procédure et ne jamais abuser de la patience et de la mémoire du public.
Ce qui est présenté doit apparaître comme une série d'opérations parfaitement régulières et naturelles ; et lorsque l'effet final est produit, le public doit être capable de l'apprécier instantanément.

B)  L’importance du degré d’impossibilité de l’effet
(2, Ortiz)
La seule chose qui importe en ce qui concerne la mé­thode est le degré d'impossibilité de l'effet qu'elle produit, et non le degré de satisfaction personnelle qu'elle vous procure. Voici un extrait du développement de Darwin Ortiz sur cette question primordiale de l’apparence impos­sible de l’effet :

« Les magiciens parlent souvent de la différence qui existe entre une énigme et un effet magique. La plupart des ma­giciens ont tendance à penser qu'un tour de magie se compose de deux éléments : effet et méthode. Les plus éclairés reconnaissent qu'il en comprend trois : effet, mé­thode et présentation. La conception doit être considérée comme un élément à part.
Ignorer les principes de la conception explique, par exem­ple, pourquoi les résultats sont si décevants lorsqu'un ma­gicien enchaîne interminablement les versions d'un tour les unes après les autres en combinant simplement les méthodes les unes aux autres, mécaniquement.»

C)  La conception d’un effet magique (temps, espace, causalité)
Si vous arrivez à tromper les spectateurs sur le moment et l’endroit où se passe l’effet magique et qu’ils ne par­viennent à percevoir aucune cause à cet effet, celui-ci ap­paraîtra comme impossible dans leur réalité.
(7, Ortiz)
Si vous pouvez modifier la perception de quand l'effet se produit, alors le public ne trouvera jamais comment il se produit.
(8, Ortiz)
Si possible, assurez-vous qu'au moment où la magie se produit, le dispositif qui a servi à la produire ne soit plus en vue.
(14, Ortiz)
Si vous pouvez faire en sorte que les profanes se posent la mauvaise question, cela vous garantit qu'ils ne parvien­dront jamais à la bonne réponse.

Livres sur la théorie de la prestidigitation en anglais, alle­mand et espagnol
The Experience of Magic par Eugene Burger, Magic and Meaning par Eugene Burger et Robert E. Neale, Mastering the Art of Magic par Eugene Burger, Strong Magic par Dar­win Ortiz, Designing Miracles par Darwin Ortiz, The Books of Wonder par Tommy Wonder, Shattering Illusions par Jamy Ian Swiss, Devious Standards par Jamy Ian Swiss, Neo magic Artistry par S.H. Sharpe, Art and Magic par S.H. Sharpe, Our Magic par Nevil Maskelyne et David Devant, Magic and Showmanship par Henning Nelms, Sleights of Mind par Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde, Fundamente par Eberhard Riese, Los cinco puntos mágicos par Juan Tamariz, La via mágica par Juan Tamariz, El arco iris mágico par Juan Tamariz, Showmanship for Magicians par Dariel Fitzkee, The Trick Brain par Dariel Fitzkee, Magic by Misdirection par Dariel Fitzkee, Leading With Your Head par Gary Kurtz, Secrets of Indirection par Kenton Knepper, The Ostrich FactorA Practice Guide for Magicians par Gerald Edmundson.

Livres sur la théorie de la prestidigitation traduits en fran­çais (le titre français est entre parenthèses)
1) Strong Magic par Darwin Ortiz (Strong Magic), 2) Designing Miracles par Darwin Ortiz (Concevoir des miracles, créer l’illusion de l’impossible), 3) The Books of Wonder par Tommy Wonder (The Books of Wonder), 4) Our Magic par Nevil Maskelyne et David Devant (Our Magic), 5) Magic and Showmanship par Henning Nelms (Magie et mise en scène) , 6) Sleights of Mind par Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde (Ceci n’est pas un lapin), 7) Fundamente par Eberhard Riese (Fondations), 8) Los cinco puntos mágicos par Juan Tamariz, (Les cinq points magiques), 9) La via mágica par Juan Tamariz, (Le chemin magique), 10) El arco iris mágico par Juan Tamariz, (L’Arc-en-Ciel Magique).

Comment choisir un livre sur la théorie de la prestidigita­tion ?
Le premier ouvrage que j’ai lu sur le sujet est de Juan Tamariz. Son extraordinaire contribution à la théorie de la prestidigitation dans d’abord Le chemin magique puis Le nouveau chemin magique réside dans la théorie des fausses pistes et de l’impossibilité des différentes solutions perçues par les spectateurs. Quant à Magie et mise en scène d’Henning Nelms, c’est un ouvrage passionnant mais il concerne essentiellement la magie de scène (comme celui d’Eberhard Riese). Ceux qui pratiquent seu­lement le close-up risquent d’être déçus.
Mais, pour moi, il s’avère qu’actuellement, le meilleur livre sur la théorie de la magie, le plus complet, le plus clair, le plus synthétique, écrit par un magicien expéri­menté et non un théoricien, est Strong Magic de Darwin Ortiz (quatre parties : l’effet, le personnage, le numéro, le public).
Et les Français dans tout ça ?
Je commets peut-être une erreur mais je n’ai trouvé aucun ouvrage sur la théorie de la prestidigitation écrit par un magicien français sauf sur le close-up : Close-up - les vrais secrets de la magie (réédition) de David Stone. Le livre qui s’approcherait le plus d’une théorisation de la Reine des Arts est Le pouvoir de l’illusion, les clés de votre réussite de Jacques H. Paget (mais il comporte de nombreuses erreurs et l’auteur ne pratique la prestidigitation que de façon anecdotique). C’est dommage, parce que les Français ont été pionniers dans ce domaine : en 1878, Jean-Eugène Robert-Houdin a écrit soixante-dix pages sur la théorie de la magie dans Comment on devient sorcier, les secrets de la prestidigita­tion et de la magie.

La réflexion sur la théorie de la prestidigitation semble s’être réfugiée en France dans deux livres de mentalisme, Douceurs mentales 1 et Douceurs mentales 2 de Fabien Arcole et Eric Bertrand. Le premier comporte trois chapi­tres, et son troisième chapitre « Douces pensées », de soixante-dix pages, est entièrement consacré à la théorie magique. Le deuxième ouvrage est lui aussi constitué de trois chapitres et son troisième chapitre « Réflexions » porte à nouveau entièrement sur la théorie magique avec trois thèmes traités : « 5 clés permettant d’accroître votre crédibilité », « L’art de révéler une information », « Menta­lisme, psychométrie et cold reading ».


Voilà C'est tout pour le moment. Amitiés à tous.


Description d’un magicien et d’un de ses tours dans le célèbre ouvrage, « Émile ou De l’éducation » (1762) de Jean-Jacques Rousseau



Le livre dont est extrait ce passage.



Dans son livre, Émile ou De l’éducation (1762),  Jean-Jacques Rousseau décrit le tour d’un magicien, joueur de gobelets, auquel assiste un enfant, Emile, avec son professeur, et auquel il participe.

« Depuis longtemps nous nous étions aperçus, mon élève et moi, que l’ambre, le verre, la cire, divers corps frottés attiraient les pailles, et que d’autres ne les attiraient pas. Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu plus singulière encore ; c’est d’attirer à quelque distance, et sans être frotté, la limaille et d’autres brins de fer. Combien de temps cette qualité nous amuse, sans que nous puissions y rien voir de plus ! Enfin nous trouvons qu’elle se communique au fer même, aimanté dans un certain sens. Un jour nous allons à la foire ; un joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur un bassin d’eau. Fort surpris, nous ne disons pourtant pas : c’est un sorcier ; car nous ne savons ce que c’est qu’un sorcier. Sans cesse frappés d’effets dont nous ignorons les causes, nous ne nous pressons de juger de rien, et nous restons en repos dans notre ignorance jusqu’à ce que nous trouvions l’occasion d’en sortir.

De retour au logis, à force de parler du canard de la foire, nous allons nous mettre en tête de l’imiter : nous prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous l’entourons de cire blanche, que nous façonnons de notre mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec. Nous posons sur l’eau le canard, nous approchons du bec un anneau de clef, et nous voyons, avec une joie facile à comprendre, que notre canard suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceau de pain. Observer dans quelle direction le canard s’arrête sur l’eau quand on l’y laisse en repos, c’est ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à présent, tout occupés de notre objet, nous n’en voulons pas davantage.

Dès le même soir nous retournons à la foire avec du pain préparé dans nos poches ; et, sitôt que le joueur de gobelets a fait son tour, mon petit docteur, qui se contenait à peine, lui dit que ce tour n’est pas difficile, et que lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot : à l’instant, il tire de sa poche le pain où est caché le morceau de fer ; en approchant de la table, le cœur lui bat ; il présente le pain presque en tremblant ; le canard vient et le suit ; l’enfant s’écrie et tressaillit d’aise. Aux battements de mains, aux acclamations de l’assemblée la tête lui tourne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant l’embrasser, le féliciter, et le prie de l’honorer encore le lendemain de sa présence, ajoutant qu’il aura soin d’assembler plus de monde encore pour applaudir à son habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur-le-champ je lui ferme la bouche, et l’emmène comblé d’éloges.

L’enfant, jusqu’au lendemain, compte les minutes avec une risible inquiétude. Il invite tout ce qu’il rencontre ; il voudrait que tout le genre humain fût témoin de sa gloire ; il attend l’heure avec peine, il la devance ; on vole au rendez-vous ; la salle est déjà pleine. En entrant, son jeune cœur s’épanouit. D’autres jeux doivent précéder ; le joueur de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes. L’enfant ne voit rien de tout cela ; il s’agite, il sue, il respire à peine ; il passe son temps à manier dans sa poche son morceau de pain d’une main tremblante d’impatience. Enfin son tour vient ; le maître l’annonce au public avec pompe. Il s’approche un peu honteux, il tire son pain... Nouvelle vicissitude des choses humaines ! Le canard, si privé la veille, est devenu sauvage aujourd’hui ; au lieu de présenter le bec, il tourne la queue et s’enfuit ; il évite le pain et la main qui le présente avec autant de soin qu’il les suivait auparavant. Après mille essais inutiles et toujours hués, l’enfant se plaint, dit qu’on le trompe, que c’est un autre canard qu’on a substitué au premier, et défie le joueur de gobelets d’attirer celui-ci.

Le joueur de gobelets, sans répondre, prend un morceau de pain, le présente au canard ; à l’instant le canard suit le pain, et vient à la main qui le retire. L’enfant prend le même morceau de pain ; mais loin de réussir mieux qu’auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des pirouettes tout autour du bassin : il s’éloigne enfin tout confus, et n’ose plus s’exposer aux huées.

Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que l’enfant avait apporté, et s’en sert avec autant de succès que du sien : il en tire le fer devant tout le monde, autre risée à nos dépens ; puis de ce pain ainsi vidé, il attire le canard comme auparavant. Il fait la même chose avec un autre morceau coupé devant tout le monde par une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le bout de son doigt ; enfin il s’éloigne au milieu de la chambre, et, du ton d’emphase propre à ces gens-là, déclarant que son canard n’obéira pas moins à sa voix qu’à son geste, il lui parle et le canard obéit ; il lui dit d’aller à droite et il va à droite, de revenir et il revient, de tourner et il tourne : le mouvement est aussi prompt que l’ordre. Les applaudissements redoublés sont autant d’affronts pour nous. Nous nous évadons sans être aperçus, et nous nous renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos succès à tout le monde comme nous l’avions projeté.

Le lendemain matin l’on frappe à notre porte ; j’ouvre : c’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ? Qu’y a-t-il donc de si merveilleux dans l’art d’attirer un canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la subsistance d’un honnête homme ? Ma foi, messieurs, si j’avais quelque autre talent pour vivre, je ne me glorifierais guère de celui-ci. Vous deviez croire qu’un homme qui a passé sa vie à s’exercer à cette chétive industrie en sait là-dessus plus que vous, qui ne vous en occupez que quelques moments. Si je ne vous ai pas d’abord montré mes coups de maître, c’est qu’il ne faut pas se presser d’étaler étourdiment ce qu’on sait ; j’ai toujours soin de conserver mes meilleurs tours pour l’occasion, et après celui-ci, j’en ai d’autres encore pour arrêter de jeunes indiscrets. Au reste, messieurs, je viens de bon cœur vous apprendre ce secret qui vous a tant embarrassés, vous priant de n’en pas abuser pour me nuire, et d’être plus retenus une autre fois.

Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec la dernière surprise qu’elle ne consiste qu’en un aimant fort et bien armé, qu’un enfant caché sous la table faisait mouvoir sans qu’on s’en aperçût.

L’homme replie sa machine ; et, après lui avoir fait nos remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un présent ; il le refuse. « Non, messieurs, je n’ai pas assez à me louer de vous pour accepter vos dons ; je vous laisse obligés à moi malgré vous ; c’est ma seule vengeance. Apprenez qu’il y a de la générosité dans tous les états ; je fais payer mes tours et non mes leçons. »

En sortant, il m’adresse à moi nommément et tout haut une réprimande. J’excuse volontiers, me dit-il, cet enfant ; il n’a péché que par ignorance. Mais vous, monsieur, qui deviez connaître sa faute, pourquoi la lui avoir laissé faire ? Puisque vous vivez ensemble, comme le plus âgé vous lui devez vos soins, vos conseil ; votre expérience est l’autorité qui doit le conduire. En se reprochant, étant grand, les torts de sa jeunesse, il vous reprochera sans doute ceux dont vous ne l’aurez pas averti.

Il part et nous laisse tous deux très confus. Je me blâme de ma molle facilité ; je promets à l’enfant de la sacrifier une autre fois à son intérêt, et de l’avertir de ses fautes avant qu’il en fasse ; car le temps approche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit succéder à la complaisance du camarade ; ce changement doit s’amener par degrés ; il faut tout prévoir, et tout prévoir de fort loin.

Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le tour dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec un profond respect notre bateleur Socrate ; à peine osons-nous lever les yeux sur lui : il nous comble d’honnêtetés, et nous place avec une distinction qui nous humilie encore. Il fait ses tours comme à l’ordinaire ; mais il s’amuse et se complaît longtemps à celui du canard, en nous regardant souvent d’un air assez fier. Nous savons tout, et nous ne soufflons pas. Si mon élève osait seulement ouvrir la bouche, ce serait un enfant à écraser. »

Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.