samedi 11 avril 2020

Extrait de mon livre sur un auteur révolutionnaire « Jean-Patrick Manchette, parcours d’une œuvre » (deuxième partie).



  
Un roman de Jean-Patrick Manchette


En l’an 2000, j’ai publié un livre sur un auteur « révolutionnaire », Jean-Patrick Manchette.

Face à la crise que nous connaissons aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement d’actualité. Voilà pourquoi, j’ai décidé de partager avec vous l’essentiel de mon étude sur cet auteur à travers plusieurs articles de ce blog.

« Manchette lui-même s'est interrogé dans ses chroniques pour Charlie mensuel et Polar sur la genèse de ce nouveau courant policier. Reprenant les arguments développés par les marxistes, il considère que, dans toute société, la superstructure (production littéraire, idéologie, religion, etc.) est déterminée par l'infrastructure (conditions de production et de vie matérielle). Le roman noir exprime le désarroi du peuple des Etats-Unis face à la corruption et à l'échec de toutes les tentatives révolutionnaires des années 20, donc au règne du capitalisme triomphant qui ne connaît aucun contrepoids à son pouvoir à la fois démesuré et pervers :

« Aux salopiots qui occupent le terrain, tout le terrain du monde, dont ils ont fait le marché mondial et le lieu de leur guerre des gangs, ne s’opposent plus que des groupes minuscules ou des individus isolés, vaincus provisoirement, parfois patients, parfois amers et désespérés. [...] Dans la littérature américaine, ça donne le polar, ça donne le privé.
Le polar est la grande littérature morale de notre époque. » (Charlie mensuel n°108, janvier 1978)

Le nouveau polar s’installe dans des conditions quelque peu identiques. La « Révolution » de mai 68 a échoué. Les forces capitalistes ont repris le dessus et ceux qui désiraient le grand chambardement en gardent la bouche amère. Les romans policiers noirs ne reflètent plus du tout l’état de cette société et les sentiments de la nouvelle génération; les histoires de truands et de combines louches du milieu parisien mille fois ressassées saturent le marché du polar et chloroforment le lecteur. 

Et puis,... en 1971 paraissent en Série Noire quatre livres totalement novateurs à la fois par leur écriture et par leurs thèmes : Laissez bronzer les cadavres ! et L’Affaire N’Gustro de Jean-Patrick Manchette (dont ce sont les premiers romans policiers, Laissez bronzer les cadavres ! étant écrit en collaboration avec Jean-Pierre Bastide), La Divine surprise d’A.D.G. (là aussi une première œuvre en Série Noire) et Luj Inferman et la Cloducque de Pierre Siniac. Les caractéristiques communes à ces quatre livres sont d’abord une écriture très travaillée mais aussi tout à fait originale. Manchette, dans Laissez bronzer les cadavres !, joue sur les focalisations, faisant à plusieurs reprises percevoir la même scène par trois personnages différents. On y trouve des allusions à Baudelaire, Leiris, Reich ou Trotsky. 

De même L’Affaire N’Gustro est construite selon un schéma complexe, comprenant des extraits de jugements des différents protagonistes, des notes prises par une jeune femme qui a vécu avec le héros, Jacquie Gouin, et la transcription d’un enregistrement sur magnétophone des souvenirs de celui-ci écouté par celui qui l’a fait assassiner, le Maréchal George Clémenceau Oufiri. La confession du héros est régulièrement interrompue soit par la description d’un coït d’un subordonné du maréchal, le général Jumbo, soit par une bagarre stupide avec celui-ci, soit même par des conversations philosophiques sur Hegel ou l’état du monde. 

Les allusions littéraires pullulent, Sartre étant mis en scène de façon à la fois explicite et parodique, et le nom du héros de La Chartreuse de Parme, Fabrice del Dongo, apparaissant sur une boîte aux lettres ! Le style d’A.D.G. est très différent mais tout aussi inédit. Il utilise un argot fleuri et stylisé, proche de celui de Céline, beaucoup plus créatif et décapant que celui de ses prédécesseurs. Pierre Siniac, quant à lui, qui poursuit une œuvre déjà entamée depuis quelques années à la Série Noire, multiplie les jeux de mots et les références littéraires et cinématographiques.

Les thèmes aussi sont tout autres : en même temps que cette recherche sur le langage et ce goût du référentiel et de la parodie, il y a chez ces auteurs un désir violent de dénoncer une société qui est pour eux radicalement mauvaise et qui fait l’objet d’un consensus mou à la fois dans la littérature dite classique et dans le roman policier. A.D.G. porte un coup terrible à la vision respectable qu’avaient certains de ses devanciers du monde des truands et d’un prétendu code du milieu dans son roman La Divine Surprise. « J’ai approché des malfrats d’assez près... et je me suis rendu compte qu’il ne fallait surtout pas magnifier ces gens-là : ce sont pour la plupart de sombres idiots, inconséquents, stupides, qui se servent de la gloire que certains auteurs — comme Auguste Le Breton et José Giovanni — leur ont créée. » Ces propos tenus par l’auteur dans une interview au Journal de la Sologne sont très révélateurs de la mentalité nouvelle, à la fois volonté de rupture avec les institutionnels de la Série Noire et désir de coller à la réalité pour la dénoncer de manière plus pertinente. A.D.G. (dont le vrai nom est Alain Fournier) a par la suite révélé qu’il avait eu recours pour la première fois à ce pseudonyme, ayant écrit un roman et des poèmes sous d’autres noms, par mesure de prudence parce que « l’action se passait dans un milieu marseillais avec des gens qui existaient ».

De la même façon, L’Affaire N’Gustro de Manchette fait ouvertement référence à l’affaire Ben Barka. Une critique sociale virulente sous-tend donc ce réalisme exacerbé. Pour Manchette, il y a collusion entre les sphères du pouvoir, du journalisme et de la politique, les services secrets et la police. L’individu devient un pion manipulé dans un monde dont il a perdu les clés, un monde violent et sans pitié. D’ailleurs, les héros ne sont plus seulement des gangsters, mais aussi des citoyens ordinaires, paumés dans cet univers absurde : artistes déchus, jeunes sans repères, bourgeois sans moralité, paysans criminels et calculateurs, tous minables, tous au bout du rouleau. Manchette définira lui-même le polar comme un « roman d’intervention sociale très violent ».



Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.


Extrait de mon livre sur un auteur révolutionnaire « Jean-Patrick Manchette, parcours d’une œuvre » (première partie).



Mon livre sur Manchette


En l’an 2000, j’ai publié un livre sur un auteur « révolutionnaire », Jean-Patrick Manchette.

Face à la crise que nous connaissons aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement d’actualité. Voilà pourquoi, j’ai décidé de partager avec vous l’essentiel de mon étude sur cet auteur à travers plusieurs articles de ce blog.


Introduction

EFFERVESCENCE ÉDITORIALE ET HOMMAGES POSTHUMES

L’œuvre de Jean-Patrick Manchette, que la critique avait baptisé « le père du néo-polar », a fait l’objet d’une intense activité éditoriale ces dernières années, depuis sa mort prématurée à l’âge de 52 ans le 3 juin 1995. La Série Noire, qui avait déjà publié l’ensemble de ses romans noirs du vivant de l’auteur, a réédité en 1996 quatre de ceux-ci: L’Affaire N’GustroO dingos, ô châteaux!Morgue pleine et Fatale. En 1997, elle a fait paraître un coffret « spécial Manchette » de trois livres qui comporte NadaLe Petit Bleu de la côte ouestLa Position du tireur couché. Gallimard, dont dépend la Série Noire, réédite en outre dans sa collection « Folio policier » plusieurs romans de l’auteur. 

Les éditions Rivages, quant à elles, sous l’impulsion de François Guérif et du fils de l’écrivain, Doug Headline, ont fait paraître en 1996 dans un volume intitulé Chroniques l’ensemble de ses articles sur la littérature policière ainsi qu’un roman inachevé, La Princesse du sang. Puis vint en 1997 la publication de l’ensemble des chroniques sur le cinéma écrites pour Charlie Hebdo, Les Yeux de la momie, toujours aux Editions Rivages et en 1999 d’un volume réunissant des nouvelles, certaines inédites, la pièce Cache ta joie ! et le roman de science-fiction que l’auteur écrivit pour les enfants, Mélanie White. Le même éditeur annonce la prochaine parution d’un recueil de correspondances et peut-être du journal intime que Manchette avait tenu à partir de l’année 1963 !

Du côté des revues, l’activité n’est pas moins intense. En avril 1997, un hors série de Polar lui est consacré avec des interviews d’auteurs policiers, de cinéastes, des extraits d’un roman inédit, des articles critiques, une bibliographie, une filmographie. La célèbre publication créée par Sartre et Simone de Beauvoir, Les Temps modernes, prend pour thème de son numéro 595 le roman policier noir et l’intitule « Pas d’orchidées pour les T.M ». avec notamment une nouvelle de Jean-Hugues Oppel, L’imposition du cireur Touchet (Hommage à J.-P. Manchette), parodie transparente de La Position du tireur couché, dernier roman publié du vivant de l’auteur. Dans sa revue L’Œuf, Laurent Greusard propose en 1997 à la fois une interview de Patrick Raynal, le directeur de la Série Noire, sur sa perception de l’œuvre de Jean-Patrick Manchette et la retranscription d’un ancien entretien télévisuel avec l’auteur lui-même. 

De nombreux écrivains dédient un livre au défunt : Blocus solus de Bertrand Delcour, où il est question de Guy Debord et de l’Internationale Situationniste qui avaient tant influencé Manchette dans sa jeunesse, et La Crème du crime de Michel Lebrun et Claude Mesplède, superbe anthologie de nouvelles noires et policières françaises. Le Polar français, dossier constitué par Robert Deleuse pour une publication du Ministère des Affaires Etrangères, débute par ces mots : « A Jean-Patrick Manchette, in memoriam. » 

Le summum est atteint quand notre auteur vient s’insérer à l’intérieur d’un texte fictionnel comme référence culturelle dans la nouvelle policière de Jean-Hugues Oppel « Tout le monde sait où c’est, Alésia » parue dans le recueil Paris, rive glauque des éditions Autrement : 

« Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons — qui a dit ça ?
Un auteur de polars, Joseph se rappelle. Jean-Patrick Manchette. Il avait raison, ô combien ! Il faut toujours écouter les auteurs de romans noirs plutôt que les néophilosophes en chemise blanche.
Et se débrouiller pour ne pas faire partie des cons. »

Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.


Pause dans le blog avec un compte rendu de l’ouvrage «Méditer pour agir» du psychothérapeute Lawrence LeShan (quatrième partie).




Un autre ouvrage de Lawrence LeShan.



Dans le cadre de mon projet de publier un article chaque jour dans ce blog pour désennuyer les magiciens confinés, j’ai écrit sur un sujet totalement différent : la méditation (en plus abordée par un psychologue).

Lawrence LeShan est un des premiers psychologues à avoir pensé qu’il y avait des facteurs psychiques dans l’origine du cancer dans son livre « Vous pouvez lutter pour votre vie ». « Méditer pour agir » est le premier ouvrage que j’ai lu sur la méditation. Son titre m’avait fasciné : la méditation n’était pas quelque chose d’égoïste, de nombriliste. Elle pouvait aboutir à ce qui semble son contraire, l’action.

Voici un extrait du livre :

« Connaissance d'une autre face de la réalité

Un second résultat majeur, que rapportent les mystiques de tous lieux et de tous temps, et auquel tend l'entraînement de toutes les écoles mystiques, est la connaissance d'une face différente de la réalité. J'utilise ici le terme « connaissance » pour indiquer une compréhension émotionnelle aussi bien qu'intellectuelle du nouvel aspect des choses, et une participation à celui-ci.

Voici une prétention étrange et difficile à soutenir. Que veut dire le mystique lorsqu'il se réfère à une autre face de la réalité ? La réalité, n'est-ce pas ce qui est « dehors », et notre tâche n'est-elle pas de « la » comprendre ? Et, s'il est deux visions différentes, l'une ne doit-elle pas être « juste » et l'autre « fausse » ? Si le mystique déclare qu'il existe deux visions également valides, ne s'enferme-t-il pas dans une contradiction fondamentale ?

C'est là un véritable problème. D'un côté, nous savons que notre vision habituelle de la réalité est essentiellement correcte. Non seulement nous la « sentons » juste, mais nous opérons en toute efficacité à l'intérieur de cette vision, et, de la sorte, il est évident que nos jugements sur la nature de la réalité (sur lesquels nous fondons nos actions) doivent être justes.

Mais, d'un autre côté, un bon nombre de gens sérieux — parmi lesquels beaucoup des êtres que l’humanité admire profondément — ont déclaré qu'ils fondaient leur action sur une vision tout à fait différente de la façon dont marche le monde. Eux aussi disent qu'ils « savent » que cette autre vision est valide. Et, pour tout arranger, il semble qu'eux aussi atteignent leurs objectifs, et qu'ils opèrent efficacement dans le monde, sur lequel il leur arrive souvent d'exercer une forte influence. Ils déclarent, également, que leur vie est emplie de sérénité et de joie, et les observateurs extérieurs rapportent que leur comportement semble confirmer ces propos.

Le mystique ne prétend pas qu'une façon de connaître la réalité, d'être chez soi dans l'univers, est supérieure à l'autre. Il dit plutôt que pour pleinement réaliser son humanité une personne a besoin des deux  visions. Le mystique latin Plotin dit que l'homme est semblable à une créature amphibie, qui a besoin à la fois de la vie terrestre et de la vie aquatique pour réaliser pleinement son « amphibianité ». De même, le développement intégral de l'humanité exige que la personne ait deux façons d'être chez elle dans le monde — qu'on parle de « différents états de conscience » ou de « l'emploi de systèmes métaphysiques différents ». De façon curieusement similaire, le mystique indien Ramakrishna comparait l'homme à une grenouille, qui, dans son premier âge, vit, comme un têtard, dans un seul milieu. « Plus tard, cependant, écrit-il, lorsque tombe la queue de l'ignorance », il a besoin, dans son âge adulte, à la fois de la terre et des eaux pour réaliser pleinement ses potentialités.

Cette seconde façon de percevoir la réalité constitue l'un des objectifs de la méditation. Et, il est sûr que ceux qui l'ont atteinte, et qui ont travaillé à fondre les deux visions, de telle sorte que l'une soit la musique de fond de l'autre, et vice versa, peuvent déclarer que leur vie est beaucoup plus pleine et plus riche qu'auparavant, et que celle menée par la grande majorité de leurs contemporains. A coup sûr, aussi, c'est un plaisir de cohabiter sur la planète avec de tels gens.

Tels sont donc les buts de la méditation. Il s'agit bien, en quelque sorte, de « rentrer chez soi ».


Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous !