mercredi 15 juillet 2015

Borges et le bouddhisme : étude de l’ouvrage " Qu’est-ce que le bouddhisme ? " (1976) (quatrième partie)



Siddharta tenté par les filles de Mara




Nous voici donc au moment où après la révélation de la souffrance du monde, le bouddha quitte son palais. Il s’enfuit en direction de l’orient. Les sabots de son cheval volent au-dessus du sol, les portes de la ville s’ouvrent d’elles-mêmes. Après avoir traversé une rivière, il renvoie le serviteur qui l’a accompagné, lui remet son cheval et ses vêtements, et il se coupe les cheveux avec son épée. Il les jette en l’air et les dieux les recueillent comme des reliques. Un ange qui a pris la forme d’un ascète lui remet les trois pièces du vêtement jaune, la ceinture, le couteau, la sébile pour les aumônes, l’aiguille et le tamis pour filtrer l’eau. Le cheval rentre au palais et meurt de chagrin.

Siddharta passe sept jours dans la solitude. Il cherche ensuite les ascètes qui habitent dans la forêt ; les uns sont vêtus d’herbe, les autres de feuillage. Tous se nourrissent de fruits ; les uns mangent une fois par jour, d’autres tous les deux jours, d’autres encore tous les trois jours. Ils rendent un culte à l’eau, au feu, au soleil ou à la lune. Il y en a qui se tiennent sur un seul pied ou qui dorment sur un lit d’épines. Ces hommes lui parlent de deux maîtres qui vivent dans le Nord ; les raisonnements de ces maîtres ne le satisfont pas.

Siddharta gagne les montagnes, où il passe six années pénibles, dans la mortification et le jeune. Il reste sans bouger quand tombent sur lui la pluie ou les rayons du soleil ; les dieux croient qu’il est mort. Il comprend enfin que les exercices de mortification sont inutiles ; il se lève, se baigne dans les eaux de la rivière et mange un peu de riz. Son corps recouvre aussitôt son ancienne vigueur, les signes qu’Asita avait reconnus et l’auréole qui avait disparu. Des oiseaux volent au-dessus de sa tête pour l’honorer, le Bodhisattva s’assied à l’ombre de l’Arbre de la Connaissance et se met à méditer. Il décide de ne pas se lever avant d’être parvenu à l’illumination.

Mara, dieu de l’amour, du péché et de la mort, attaque alors Siddharta. Ce duel ou combat magique dure une partie de la nuit. Mara, avant de combattre, rêve qu’il est vaincu, voit sa couronne perdue, les fleurs fanées et les étangs asséchés dans son palais, les cordes de ses instruments de musique cassées, sa tête couverte de poussière. Il rêve qu’il ne peut, au cours du combat, tirer son épée ; il rassemble, pourtant, une nombreuse armée de démons, de tigres, de lions, de panthères, de géants et de serpents – certains étaient grands comme des palmiers et d’autres petits comme des enfants – il chevauche un éléphant de cent cinquante milles de hauteur et il revêt un corps à cinq cents têtes, cinq cents langues de feu et mille bras dont chacun brandit une arme différente. Les troupes de Mara lancent des montagnes de feu sur Siddhârta ; celles-ci, par l’effet de son amour, se transforment en palais fleuris. Les projectiles forment un haut baldaquin au-dessus de sa tête. 

Mara, vaincu, ordonne à ses filles de séduire son adversaire ; celles-ci l’entourent et lui disent qu’elles sont faites pour l’amour et pour la danse, mais Siddharta leur rappelle qu’elles ne sont qu’illusion et inconsistance. Le doigt pointé vers elles, il les transforme en vieilles décrépites. Pleine de confusion, l’armée de Mara se disloque.

Seul et immobile sous son arbre, Siddharta contemple ses multiples incarnations antérieures et celles de toutes les créatures ; il embrasse d’un seul regard les innombrables mondes de l’univers ; puis l’enchaînement de toutes les causes et de tous les effets. Il a l’intuition, à l’aube, des quatre nobles vérités. Il n’est plus le prince Siddharta, il est devenu le Bouddha.
Ainsi s’achève la plus ancienne version de la légende de Bouddha, celle qu’on raconte au Népal et au Tibet.

Si vous voulez en savoir encore plus : la vie publique du Bouddha, les antécédents du bouddhisme, la cosmologie bouddhiste, la position du bouddhisme sur la métempsycose, sur le Nirvana, etc., le développement du bouddhisme en Grand Véhicule, lamaisme, bouddhisme tantrique, bouddhisme zen, achetez-vous ou empruntez dans une bibliothèque ce remarquable petit livre, à la fois plein d’esprit, de poésie et de discernement, Qu’est-ce que le bouddhisme ? de Jorge Luis Borges et Alicia Jurado.


La suite donc au prochain numéro comme dans les romans-feuilletons du dix-neuvième siècle ou dans les séries télévisées américaines actuelles. Amicales salutations.