Borges dans la bibliothèque dont il n'est jamais véritablement sorti
Je viens de recevoir une lettre
de mon éditeur Les Belles Lettres qui me détaille le montant de mes droits
d'auteur pour mon livre Jorge Luis Borges, une autre littérature. Je trouve la somme qu'il me
verse minable et scandaleuse. J'ai donc décidé de publier ce livre gratuitement
sur Internet. Pour les magiciens, il faut savoir que Jorge Luis Borges,
auteur argentin qui a quand même failli avoir le prix Nobel, était passionné
par la prestidigitation. Une nouvelle de lui dans son livre Six problèmes pour Don Isidro Parodi "Les douze
signes du Zodiaque" est entièrement basée sur un principe bien connu de
mentalisme (c'est à vous de trouver ! ).
UN AUTEUR MAL
CONNU ?
Certes, pour la connaissance de Borges, il y a ses
œuvres complètes dans la Pléiade, comme d’habitude véritable somme, avec des
notes d’une érudition étonnante et une biographie pour soutenir l’analyse. Mais
comme d’habitude aussi, étonnamment consensuelles, étonnamment complaisantes
envers l’écrivain. Borges refuse que ses trois premiers recueils d’essais
soient traduits et aussitôt, on les publie de façon lacunaire en fin de volume
en les rattachant aux différentes revues dans lesquelles ils étaient initialement
parus. Aucune mention non plus dans la biographie de certaines révélations
scandaleuses sur la fin de la vie de l’auteur alors qu’elles ont fait l’objet
d’une polémique publique entre sa sœur et María Kodama et qu’elles ont été relatées
dans plusieurs biographies et largement commentées dans maints journaux.
La dimension véritable de l’œuvre de l’écrivain
argentin n’est pas totalement restituée malgré ces deux volumes de 1500 pages
comportant plus de mille deux cents textes. Ainsi Borges collabora à la revue
Sur de 1931 à 1980, ce qui fait au total cent quatre-vingt-neuf contributions.
La plupart ont été réunies dans différents recueils mais certains textes
capitaux pour la compréhension de l’auteur ont été laissés de côté ! Il
faudrait encore y ajouter toutes les œuvres écrites en collaboration, exclues
de l’ouvrage et souvent jamais traduites. On pourrait à la rigueur comprendre
que l’édition française ait laissé passer les anthologies de nouvelles
policières réalisées avec Bioy Casares mais quel dommage que le superbe recueil
qu’ils avaient compilé avec Silvina Ocampo sur la littérature fantastique n’ait
pas été publié dans notre pays ! Et que penser de l’absence de traduction de
l’unique roman de Borges écrit en collaboration avec Bioy Casares, Un modelo para la muerte (si ce n’est un chapitre publié confidentiellement en revue) ?
D’autres questions se posent. Pourquoi ne pas
traduire en français les biographies récemment parues sur Borges ? Les deux
derniers ouvrages dont nous disposons sont Jorge
Luis Borges, biographie littéraire d’Emir Rodriguez Monegal datant de 1983
et l’album Borges de la Pléiade, travail intéressant mais qui s’avère plutôt
une conventionnelle galerie de photographies autorisées. Les livres sont
pléthore en espagnol et bien plus originaux que nos biographies aseptisées.
D’abord en 1964 Genio y figura de Jorge
Luis Borges par Alicia Jurado, une amie de longue date de l’auteur ; Borges a contraluz en 1990 par Estela
Canto, un livre plus que contesté par une femme dont Jorge était très amoureux
; et enfin en 1996 Borges, esplendor y
derrota de María Esther Vázquez, une biographie définitive par un écrivain
qui a réalisé deux ouvrages en collaboration avec l’auteur argentin, a sans
doute été son amante et a même failli se marier avec lui !
Peut-être l’édition et l’intelligentsia de notre
pays ont-elles eu peur de découvrir un Borges différent de celui qu’elles
avaient décrit, non pas un vieil aveugle respectueux et solitaire, mais un
homme libre, à la fois plein de vie, désireux d’une connaissance et d’une
littérature universelles, ouvert à toutes les influences, même les plus
contestées, en contradiction totale avec les principes rationnels qui régissent
un certain type de littérature et de critique françaises.
LE CRITIQUE QUI N’AIMAIT PAS LES CRITIQUES
Borges a toute sa vie fait montre d’une certaine
méfiance envers la critique littéraire, et particulièrement celle de notre
pays. On peut lire dans sa préface au livre de Gloria Alcorta La Prison de l’enfant ces étonnants
propos qui se moquent de notre tendance à vouloir faire entrer chaque auteur
dans une catégorie : « Le défaut le plus constant des lettres françaises, ou,
si l’on veut, le caractère de cette littérature auquel un étranger peut le plus
facilement se méprendre, est l’anxiété chronologique et historique de ses
écrivains. Trop modestes pour se considérer autre chose que des moments
possibles ou nécessaires d’une évolution, trop lucides pour ne pas savoir
exactement ce qu’ils entreprennent, ils ne se voient jamais sub specie
aeternitatis, toujours sub specie temporis vel historiae. Ils tâchent soit de
continuer une tradition, soit de la contredire sciemment. La France propose
ainsi l’étrange et méthodique spectacle d’une littérature faite en vue des
historiens. »
Il est curieux également de constater qu’une des nouvelles
les plus satiriques, les plus à charge de Borges, « Pierre Ménard, auteur
du Quichotte », expose la tâche absurde que s’est fixé un poète français,
décrite par un narrateur admiratif et à moitié imbécile, lui aussi sans doute
français, puisque l’histoire est censée avoir été écrite à Nîmes. Borges
reprendra d’ailleurs cette thématique des années plus tard dans les Chroniques
de Bustos Domecq avec « Hommage à César Paladion ». Les deux
récits suivent le même schéma : un snob s’obstine à célébrer contre toute
évidence, une personnalité littéraire qui n’est rien d’autre qu’un escroc. Pour
un lecteur impartial, il est évident que Pierre Ménard est une satire de la
critique contemporaine française, qui pourtant s’obstine encore à interpréter
cette nouvelle à l’envers de ce que l’auteur voulait démontrer. Elle a son
origine dans un texte antérieur, « La Jouissance littéraire », où Borges
explique très clairement qu’il ne croit absolument pas à la possibilité d’une
critique objective, une métaphore pouvant être jugée différemment suivant qu’on
lui attribue tel ou tel auteur.
Borges ne croyait donc pas à la critique française,
à son goût pour la classification et l’histoire. Il ne voulait pas être rangé
dans une catégorie littéraire spécifique, il se considérait comme un poète, un
nouvelliste, un critique, mais aussi comme un amoureux de la littérature
infinie. C’est pourquoi son œuvre est éternelle et n’est réductible à aucune
explication rationnelle. Cependant, par ignorance, par excès de systématisme,
on a voulu le cataloguer dans la catégorie des écrivains non réalistes, difficiles
à lire, voire élitistes ou encore réactionnaires. La réalité du personnage et
de son œuvre est toute différente.
Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous !