Un masque à gaz.
Je viens de lire un livre que j’ai
trouvé à la fois passionnant, précis et instructif sur la création de la
Gestalt-thérapie. Je voudrais vous en faire part à travers quelques articles de
ce blog. Il s’agit de « Ma Gestalt-thérapie, une
poubelle-vue-du-dehors-et-du-dedans » de Fritz Perls.
Cet article est la suite de celui-ci.
Voici le résumé de ce livre.
Je tiens à
signaler ici combien cela me stupéfie que, chaque fois qu’il me prend fantaisie
d’écrire sur un sujet donné, un thème différent émerge, tirant une construction
ancienne de ma poubelle (mentale, cette fois je l'admets) et j'apprends
quelque chose de nouveau. Je suis même prêt à reconnaître que ma poubelle
n'existe pas du tout, que je l'ai inventée seulement pour jouer à mon jeu de
réorientation. A nouveau, je regarde autour de moi, je regarde mon bureau,
moins encombré que d'habitude, le ressac, les montagnes. Est-ce que j'ai envie
de parler d'Esalen ou de m'habiller et de descendre prendre mon petit déjeuner
au bâtiment central ?
« M'habiller »
semble drôle. Je suis en pyjama, et tout ce que je fais, c'est d'enfiler une de
mes combinaisons, mon vêtement préféré. J'en ai plein, et les meilleures sont
en tissu éponge — particulièrement agréable pour aller aux bains chauds.
Je descends
rarement à pied. J'utilise ma petite Fiat qui fait un demi-mètre de moins que
la VW. Je l'appelle mon landau motorisé. Ma maison est juchée à une centaine de
mètres au-dessus des bains, en plein sur la falaise. Elle est en grande partie
creusée dans la .montagne, de sorte qu'elle regarde à la fois vers l'infini de
l'océan — des milliers et des milliers de kilomètres carrés — et vers les
falaises sauvages, en pente douce, qui stoppent le travail de sape, le
harcèlement opiniâtre des flots, et ne condescendent à donner aux vagues, à
leur molle exigence, que quelques gros galets.
On ne sort pas
par la porte. On émerge, non pas comme autrefois dans une nature vierge, mais
dans un mélange de paysage magnifique, de marches de pierres naturelles qui
sont l'extension du mur d'enceinte, et de bus, de cabines et de voitures.
Descendre au
pavillon central et en remonter n'est pas un gros effort pour la plupart des
gens. Pour moi, si. D'habitude, j'y vais en voiture. De là aux bains, il m'en
reste encore autant à faire à pied. Peu à peu, j'arrive mieux à grimper.
Parfois, je puis le faire sans forcer mon cœur, ni les muscles de mes jambes.
A mon arrivée
à Esalen, mon cœur était assez mal en point.
J'ai envie de
parler de mon cœur. Je tâtonne en quête d'un commencement de compréhension. La
poubelle devient un manège de cauchemar. Les « voyages » à la psilocybine, leur
contenu : failli mourir, failli mourir, j'y renonce. Non ! Revenons à la vie,
revenons.
Le tourbillon
s'arrête. Me voici de nouveau dans les tranchées. 1916. Non, plus dans les
tranchées. Je suis dans un hôpital militaire. Loin des misères du front, j'ai
rencontré un type bien, notre nouveau major. Nous causons ; il veut que je lui
parle de l'anti-sémitisme. Cela abonde, oui, même dans les tranchées. Mais
surtout de la part des officiers.
Notre
compagnie a été déplacée vers un autre secteur du front. J'ai attrapé la
grippe, avec une forte fièvre. Il m'envoie à l'hôpital. J'ai un vrai lit. Il me
rend visite deux jours plus tard. Suis-je en mesure de le suivre ? La fièvre
monte et elle est réelle, ni fabriquée ni simulée. Et cependant elle tombe dès
que je suis loin de la zone des combats.
Le lendemain,
au réveil, je rêve : ma famille, au premier plan ma sœur Greta, celle que
j'aime, tous autour de ma tombe, me suppliant de revenir à la vie. Je bande mes
forces, je tire, je fais un énorme effort et je réussis. Lentement, lentement,
je reviens à la vie, désireux, sans l'être, tout en l'étant, de renoncer à la
mort, la mort qui était tellement préférable aux horreurs de la guerre.
J'avais déjà
réussi à m'endurcir et à me désensibiliser, mais il y avait deux sortes de mort
que j'avais peine à regarder en face.
L'une était
celle qui venait des attaques de commandos. Ils sortaient des tranchées une
fois que les gaz asphyxiants avaient atteint les lignes ennemies. Ils étaient
armés d'une espèce de long marteau élastique dont ils se servaient pour
assommer et tuer quiconque donnait encore signe de vie. Je n'ai jamais pu savoir
s'ils agissaient ainsi pour économiser les munitions, pour éviter d'être
découverts, ou par pure jouissance sadique.
L'autre mort,
je ne l'ai vue qu'une fois. Le matin, nous avions testé nos masques à gaz avec
un gaz lacrymogène. Ils nous semblaient aller très bien. Cette nuit-là, nous
fîmes une autre attaque aux gaz. Une dernière vérification des bouteilles
d'acier, le météorologiste mesure la vitesse du vent, sa régularité, sa
direction.
Les heures
passent. La veille, l'attaque avait été ajournée. En sera-t-il de même ce soir
? Les heures passent. Je ne suis pas très tendu, assis dans ma cagna et lisant
quelque publication savante. Finalement, les conditions de vent semblent
favorables. Ouvrez les valves ! Le nuage jaune se dirige vers les tranchées
d'en face. Tout à coup, un tourbillon. Le vent a changé de direction. Les
tranchées sont en zigzag. Les gaz pourraient revenir sur nous. Et c'est ce qui
arrive, bien des masques ne marchent pas. Nous sommes nombreux à respirer ce
poison, plus ou moins. Je suis le seul médecin et n'ai que quatre petites
bouteilles d'oxygène ; chacun en réclame désespérément et s'accroche à moi, et
il faut que j'arrache la bouteille aux uns pour soulager les autres.
Plus d'une
fois, j'ai eu la tentation de retirer mon masque de mon visage en nage.
Voilà. C’est tout pour le moment comme
dans les séries télé américaines ou les romans-feuilletons du dix-neuvième
siècle. Amitiés à tous.