vendredi 3 avril 2020

« Tamariz à visage découvert » (article de Didier Puech paru dans le journal de prestidigitation « Magicus Magazine », N° 169, septembre – octobre 2010).




    
Le directeur de la publication de « Magicus Magazine » et rédacteur, Didier Puech.



Dans le cadre de mon projet de publier un article chaque jour dans ce blog pour desennuyer les magiciens confinés, le journal Magicus Magazine et son directeur de la publication Didier Puech m'ont autorisé d'une manière très généreuse à reproduire un  ancien article de leur journal du numéro 169 (septembre-octobre 2010). Un grand merci à eux pour leur formidable action. Je rappelle que le journal Magicus Magazine en est à présent à son 221 ème numéro. Tous les numéros sont passionnants : abonnez-vous donc au Magicus Magazine, commandez les anciens numéros dont par exemple celui-ci  dont j’ai extrait cet article consacré au grand prestidigitateur espagnol, Juan Tamariz, par Didier Puech.


"Généreux en tous points sauf pour le Temps. Là, il  n'y est pour rien : le monde entier le réclame.

Notre entretien entamé dans un restaurant madrilène en juin se terminera en octobre au Master Class de Mâcon. Sa com­pagne Consuelo, magicienne colombienne, s'ef­face sans ego, souriante, devant le monument. Le couple respire le bonheur, la simplicité et la complicité.

Juan Tamariz Martel Negron aurait-il du sang bleu dans les veines, avec un grand-oncle marquis De Vado del Maestre, fameux magicien d'An­dalousie au début du XXème ? « C'est un titre de noblesse que prenaient les magiciens de l'époque, sous Alphonse XII : roi de la magie, comte, prin­ce...» explique-t-il à Alain Denis, le très catalan secrétaire de la S.E.I. (Sociedad Espanola de Ilusionismo) à Barcelone.

Malgré de fortes attaches familiales à Sé­ville, Juan nait en 1942 à Madrid. Un père ingénieur dans l'armée et une mère professeur dans un collège. Trois frères, trois filles et un garçon nés de trois mères différentes.

UN CURÉ POUR DÉBUTER.

A six ans, il reçoit la traditionnelle boîte de magie. Mais la vraie révélation se fera à onze ans quand il découvre les huit volumes d'un livre signé d'un curé passionné de magie : « El Padre Ciuro, c'était le meilleur pour débuter ». Puis il découvre Jules Dhotel qui sera un vé­ritable professeur pour lui avec les huit vo­lumes de « La prestidigitation sans bagages ». Il s'entraîne tous les jours.
Autre moment fort de son enfance : le passa­ge du magicien Fu Manchu à Madrid. Il assiste aux sept représentations du magicien hollandais issu de la dynastie des Bam­berg.
A dix-sept ans il pousse la porte du Cercle des magi­ciens de Madrid et rencontre Juan Anton, élève d'Arturo de Ascanio. L'année sui­vante il trouve un engage­ment dans un cirque et re­fuse des offres dans les discothèques et cabarets qui ne correspondent pas à son univers. Il préfère le public « qui vient voir le magi­cien »...
Après un passage chez les jésuites, il entre à l'univer­sité pour suivre durant quatre ans des études scien­tifiques qu'il abandonne, un an avant le diplôme, pour étudier le cinéma et ap­prendre la mise en scène et la réalisation. Onze années universitaires avant de se faire virer pour des raisons  politiques : « un homme au pou­voir dont j'ai ou­blié le nom». Juan, âgé d'une vingtaine d'années, est en­gagé politique­ment dans des mouvements étu­diants. Il subit la dictature de Fran­co qui, rappelons-le, traquait de nombreux intellectuels et artistes. Juan réalise des documen­taires publicitaires assez neutres, assez alimen­taires, afin de ne pas finir en prison. Mais ce travail non créatif pour faire vendre des denti­frices ou des voitures ne l'intéresse plus. Mais il faut bien vivre. Avec sa femme infirmière, Maria Pura, il connaît des périodes un peu difficiles. Il vit en communauté avec une vingtaine de personnes parta­geant les mêmes repas et surtout les mêmes bou­teilles : « Le vin est très nourris­sant ! » déclare-t-il à Roberto Giobbi dans une interview.
Après la mort de Franco en 1975, l'Espagne retrouve la li­berté et les ar­tistes sortent d'une période noire de dictature. Après ses passages à la télévision, des téléspec­tateurs se plaignent de son aspect « irrespectueux, sans cravate ni veste », d'autres le traitent de « fou », mais de nombreux téléspectateurs sont amusés par ce magicien qui chante et hurle ! Il impose pe­tit à petit sa personnalité.
Juan constate qu'il n'existe pas de lieux pour faire de la magie et du close-up en Es­pagne. Il a envie de créer un lieu, une ren­contre, aidé de six amis madrilènes.
Il est engagé dans un congrès de magie à Buenos Aires. Le voyant arriver en jean « et surtout en voyant ma tronche ! » les organisa­teurs voulaient le renvoyer...

LA FISM A PARIS, 1973.

Il vient de remporter, deux ans auparavant, le 1 er prix de cartomagie à la FISM (Paris) avec sa « routine de Paris ». Son ami Ascanio récla­mera pour lui le Grand Prix et notera la « clai­re et évidente injustice qui démontre les failles de l'organisation de tels congrès » (source : re­vue Ilusionismo n° 305/juillet 1984). Les magi­ciens découvrent cet homme mal fagoté, cheve­lu, jouant de l'harmonica et mimant le violon à grand renfort de hurle­ments. Les plus coincés parmi les notables d'as­sociations magiques, dont quelques nostalgiques du franquisme, font la moue, une commissure au coin des lèvres face à cette image anarchique d'une magie sans redingote. On retiendra derrière cette fo­lie douce la qualité tech­nique d'un artiste hors normes.
Il sera ensuite invité dans de nombreux congrès magiques internationaux et fera rapidement partie des personnalités qui font autorité en matière de close-up et de cartomagie mais aussi d'histoire de l'art magique.

 L'ESCORIAL ELITISTE ?

Sa volonté de faire avancer l'art magique se concrétisera, en 1975, par des rencontres assez pointues : L'Escorial. On évoquera dès 1971 « L'Ecole madrilène de l'Escorial » initiée par Tamariz et la bande des six : Ascanio, Anton, Marré, Puchol, Camillo, Varela. L'Escorial devient un véritable laboratoire d'échanges et de recherches puis un symbole d'excellence envié par le monde entier. Les amé­ricains tentent de reprendre l'idée mais c'est un échec : trop contrôlé, très minuté, et la plupart ne veulent pas expliquer leurs routines...
A l'Escorial, les plus grosses pointures de la cartomagie et du close-up, depuis trente-cinq ans, se retrouvent à la Toussaint près de Madrid. On ne s'invite pas à l'Escorial : on est invité ! Environ trente magiciens participent, même si une année on en comptait soixante-dix ! Juan aime parler « d'école de la pensée avec des gens qui partagent leurs réflexions en travaillant dans une même direction ».
Juan Tamariz veut démentir l'aspect élitiste que je lui envoie brutalement au visage : « Elitiste ? Pas du tout. C'est ouvert mais on est limité en nombre de places. Au début les gens étaient contre nous ! Ce n'est pas élitiste du tout puisque nos travaux sont déposés à la Fondation March (équivalent de la Bibliothèque Nationale de Fran­ce) et tout le monde peut les consulter ». Un thè­me, comme par exemple « la magie des cartes chez Jacques Delord », et cela monopolise toute l'énergie du groupe durant trois jours ! «J'aime beaucoup Jacques Delord. Il a beaucoup parlé de l'émerveillement dans les yeux des spectateurs» souligne Juan. L'humanisme des deux hommes saute aux yeux. L'autre magicien qu'il cite sou­vent : Frakson. Un magicien espagnol qui ex­cella dans la magie des cigarettes et qui déga­geait un humanisme sans égal.
Depuis 1994, moins connu, il organise une ren­contre assez familiale (la magie est une grande fa­mille !) à Cadix, dans le sud de l'Espagne. Et l'affiche est belle. Tous sont là pour travailler et s'amuser, bien manger. Femmes et enfants, quand il y en a, vont à la plage toute la journée.
Les magiciens commencent leur rude journée à 16h30 qui se termine à 23h autour d'une bon­ne table «avec de délicieux petits poissons». Chacun présente une routine suivie de deux ou trois heures de discussion pendant plusieurs jours...
« Puis une journée on filme tout » dit-il heureux avant d'avouer tout en murmures : « La nuit on va dans le jardin et on fait travailler notre ima­ginaire en regardant la mer au loin. Parfois on croit voir l'Afrique ! ».
Juan aime beaucoup l'Amérique du Sud : « Oui je voyage beaucoup là-bas, c'est plus vivant... on par­le de la vie toute la nuit ! ». Et à part la magie il aime quoi notre ar­tiste ? « Les gens, la musique - tout le temps ! - la littérature, le foot­ball, le cinéma... ». Et pas la télé­vision ? « Je déteste ! ».

LA TELEVISION (1961-1993).

Dès 1961, il présente sur l'unique chaîne de télévision espagnole des tours pour les enfants. En 1970 il arrive à convaincre un directeur de chaîne de signer des émissions où il veut présenter du close-up. Dans son bureau, il demande à deux secrétaires de par­ticiper à une routine de canifs. Le directeur est sur le côté et voit toutes les astuces... Les vingt per­sonnes réunies et les deux secrétaires sont fas­cinées, rient. Le directeur qui a tout vu se croit plus malin et signe le contrat... Dès 1973 il est une véritable star de la télévision espagnole avec des séries mensuelles et hebdomadaires. On le reconnaît dans la rue. Il se prête au jeu des photos et des autographes mais n'aime pas ça. Il lui ar­rivera même d'arrêter quelque temps la télévi­sion pour se faire oublier. Rares sont les artistes qui ont besoin de « reconnaissance », au sens d'être vu et adulé du public.

Lors de ses «shows» télévisés où il a carte blanche en étant lié à la production, il invite les plus grands magiciens du monde : Lavand, Gaughan, Williamson, Weber, Ammar, etc. «René Lavand viendra dix fois et mon ami Gaëtan tren­te fois !». Outre le divertissement pur jus, Juan ne manque jamais l'occasion d'apporter une fenêtre sur l'histoire de l'art magique et des grands ma­giciens du passé comme Okito, Thurston, etc. L'histoire de la magie évoquant forcément magie blanche et magie noire, ce grand pays très ca­tholique qu'est l'Espagne n'appréciera pas tou­jours les évocations « diaboliques » liées à l'art magique...
En 2003, sa marionnette fait son apparition aux Guignols de l'info espagnols durant trois ans. Une consécration quand on sait que seules les vedettes des médias ont leur marionnette. Et sont brocardées sans ménagements. Lui est assez épar­gné : « Ils étaient très gentils avec moi et ne se moquaient pas de moi. J'avais toujours un rôle amusant, jamais d'attaques privées ! ». Quand le président Bush était dans l'actualité avec la guerre en Irak... Tamariz apparaissait avec sa ba­guette magique et réglait les problèmes !
En 2003 Juan dit « stop » à la télévision.
Au fond de lui, il n'aime pas la télévision. Voi­re pire. Son intention de départ était de mieux faire connaître l'art magique au grand public. La télévision étant un média incontournable. Esti­mant avoir fait le tour de la question et pour lais­ser la place à d'autres, après avoir ouvert la brèche, Juan annonce en 2003 qu'il arrête la télévision. Toute la presse est là. Il est très respecté des journalistes. Il demande à ce qu'on ne le dé­range pas et, surtout, que l'on ne porte pas at­teinte à sa vie privée. Considéré comme un « people » en Espagne, il a toujours été épargné par les photos de sa vie privée. Une seule fois, pour­tant, une photographe de presse l'attendait à la sortie de la clinique d'où il sortait avec son bébé dans les bras. «Ah non, là je ne suis pas d'ac­cord» dit le papa. Trop fière de son coup elle se moque de sa réaction quand les autres journa­listes interfèrent : «Non, pas question, tu le laisses tranquille !». Et il n'y aura pas de photo dans la presse de caniveau...
LA CARTOMAGIE VIENT D'EUROPE.
Le terrain de la cartomagie est occupé en gran­de partie par des magiciens, des livres, dvd, etc. venant des USA. Assez peu de magiciens espa­gnols ? «Mais la grande cartomagie vient d'Eu­rope, à l'origine. Au XIXème siècle, 60% ou plus des techniques en cartes viennent de livres en français comme les merveilleux livres de Ro­bert-Houdin... mais aussi de livres publiés en Espagne, en Italie et en Angleterre. L'Amérique vient longtemps après !». Même Dai Vernon l'avouera dans un congrès FISM, devant un Mi­chaël Ammar gêné car persuadé que tout ou presque vient du génie des américains. Tamariz, le coquin, en pleine discussion avec Ammar, a vu derrière lui le « professeur » (Vernon) : «On se demande quel est le pays qui a le plus apporté à la cartomagie au XIXème siècle. On peut le demander à n'importe qui au hasard ­- il se retourne vers Dai Vernon - Tenez, vous par exemple professor ?». Et la légende vivante de répondre : «La France, la France... bien sûr, à 100 %»... »

 PAS DE NOSTALGIE.
Juan aime l'histoire de la magie, les magiciens d'hier et d'aujourd'hui « mais pas de nostalgie, non pas du tout » répond-il avec clarté. Pour le taquiner je lui demande s'il trouve l'équivalent, aujourd'hui, de grands noms comme Fred Kaps, Channing Pollock, Dai Vernon, etc. « Tu vas voir » me dit-il en étalant sur la nappe un ruban de cartes à jouer. « Donne-moi des noms de grands réali­sateurs de cinéma des années 1970 ? ». Je m'exé­cute en citant près de dix noms. Lui, à chaque nom cité, pousse une carte hors du jeu. « Et main­tenant donne-moi des grands noms de réalisa­teurs de cinéma d'aujourd'hui ? ». J'en trouve trois ou quatre... Il remet les cartes qui dépas­sent dans le jeu, étale à nouveau un joli ruban de cartes et... POUSSE VERS LE HAUT TOUTES LES CARTES ! La démonstration est faite que moins de grands noms se détachent du lot mais que le niveau général est plus élevé. « Tu peux faire pareil pour la peinture, le théâtre... » dit-il en rangeant ses cartes dans la poche.
Est-ce une avancée pour l'art magique que d'avoir autant de magie sur internet ? «Je n'ai pas d'idée là-dessus... Ou plutôt : j'avais une  idée qui a totalement changé depuis un congrès à San Diego où 350 jeunes, la génération internet, étaient très intéressés par l'histoire de la magie... C'était formidable !».
Notre entretien se termine dans le hall de son hôtel à Mâcon. Il a suivi, de loin, pour des raisons d'horaires (on le sait, il vit la nuit), les Master Class initiées par Stephan Leyshon et Katell. Il donnera plusieurs conférences aussi intermi­nables que géniales ! Il n'est pourtant pas fan de l'esprit « Master Class », de maître à élève. Je lui explique que Jeff Mc Bride, ici, avait justement une attitude très respectueuse des « élèves », plus en suggérant qu'en imposant. Juan préfère les va­leurs de partage et d'échanges que de « celui qui sait et celui qui écoute le maître ». Il a une tech­nique redoutable, humainement formidable, quand quelqu'un lui demande d'être critiqué : « Attends, je vais te montrer ce que je fais et tu me donneras ton avis ». A partir de là, les deux sont sur un plan d'égalité.
Certains magiciens seront oubliés dans peu de temps, sans doute pas Juan Tamariz dont l'œuvre restera dans l'histoire de la magie : ses tech­niques, ses méthodes, sa personnalité, etc. Qu'ai­merait-il que l'on retienne de lui dans cinquante ans ? « La passion de la magie » répond-il sans hésiter. Et dans cent ans ? «La double passion !» dit-il en éclatant de rire et sans se prendre au sérieux. Plus que jamais."

Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous !