Le directeur
de la publication de « Magicus Magazine » et rédacteur, Didier
Puech.
Dans le cadre de mon projet de publier
un article chaque jour dans ce blog pour desennuyer les magiciens confinés, le
journal Magicus Magazine et son directeur de la publication Didier Puech m'ont
autorisé d'une manière très généreuse à reproduire un ancien article
de leur journal du numéro 169 (septembre-octobre 2010). Un grand merci à eux
pour leur formidable action. Je rappelle que le journal Magicus Magazine en est
à présent à son 221 ème numéro. Tous les numéros sont passionnants :
abonnez-vous donc au Magicus Magazine,
commandez les anciens numéros dont par exemple celui-ci dont j’ai
extrait cet article consacré au grand prestidigitateur espagnol, Juan Tamariz, par Didier Puech.
"Généreux
en tous points sauf pour le Temps. Là, il n'y
est pour rien : le monde entier le réclame.
Notre entretien
entamé dans un restaurant madrilène en juin se terminera en octobre au Master
Class de Mâcon. Sa compagne Consuelo, magicienne colombienne, s'efface sans
ego, souriante, devant le monument. Le couple respire le bonheur, la simplicité
et la complicité.
Juan Tamariz Martel
Negron aurait-il du sang bleu dans les veines, avec un grand-oncle marquis De
Vado del Maestre, fameux magicien d'Andalousie au début du XXème ? « C'est un
titre de noblesse que prenaient les magiciens de l'époque, sous Alphonse XII :
roi de la magie, comte, prince...» explique-t-il à Alain Denis, le très
catalan secrétaire de la S.E.I. (Sociedad Espanola de Ilusionismo) à Barcelone.
Malgré de fortes
attaches familiales à Séville, Juan nait en 1942 à Madrid. Un père ingénieur dans
l'armée et une mère professeur dans un collège. Trois frères, trois filles et
un garçon nés de trois mères différentes.
UN CURÉ POUR DÉBUTER.
A six ans, il reçoit la traditionnelle boîte de magie.
Mais la vraie révélation se fera à onze ans quand il découvre les huit volumes
d'un livre signé d'un curé passionné de magie : « El Padre Ciuro, c'était le
meilleur pour débuter ». Puis il découvre Jules Dhotel qui sera un véritable
professeur pour lui avec les huit volumes de « La prestidigitation sans bagages
». Il s'entraîne tous les jours.
Autre moment fort de son enfance : le passage du
magicien Fu Manchu à Madrid. Il assiste aux sept représentations du magicien
hollandais issu de la dynastie des Bamberg.
A dix-sept ans il
pousse la porte du Cercle des magiciens de Madrid et rencontre Juan Anton, élève d'Arturo de Ascanio. L'année suivante il trouve
un engagement dans un cirque et refuse des offres dans les discothèques et
cabarets qui ne correspondent pas à son univers. Il préfère le public « qui vient voir le magicien »...
Après un passage chez les jésuites, il entre à l'université pour suivre
durant quatre ans des études scientifiques qu'il abandonne, un an avant le
diplôme, pour étudier le cinéma et apprendre la mise en scène et la
réalisation. Onze années universitaires avant de se faire virer pour des
raisons politiques : « un homme au pouvoir dont j'ai
oublié le nom». Juan, âgé
d'une vingtaine d'années, est engagé politiquement dans des mouvements étudiants.
Il subit la dictature de Franco qui, rappelons-le, traquait de nombreux intellectuels
et artistes. Juan réalise des documentaires publicitaires assez neutres, assez
alimentaires, afin de ne pas finir en prison. Mais ce travail non créatif pour
faire vendre des dentifrices ou des voitures ne l'intéresse plus. Mais il faut
bien vivre. Avec sa femme infirmière, Maria Pura,
il connaît des périodes un peu difficiles. Il vit en communauté avec une
vingtaine de personnes partageant les mêmes repas et surtout les mêmes bouteilles
: « Le vin est très nourrissant ! » déclare-t-il à Roberto Giobbi dans une
interview.
Après la mort de
Franco en 1975, l'Espagne retrouve la liberté et les artistes sortent d'une
période noire de dictature. Après ses passages à la télévision, des téléspectateurs
se plaignent de son aspect « irrespectueux, sans cravate ni veste »,
d'autres le traitent de « fou », mais de nombreux téléspectateurs sont amusés
par ce magicien qui chante et hurle ! Il impose petit à petit sa personnalité.
Juan constate qu'il n'existe pas de
lieux pour faire de la magie et du close-up en Espagne. Il a envie de créer un
lieu, une rencontre, aidé de six amis madrilènes.
Il est engagé dans un congrès de magie à
Buenos Aires. Le voyant arriver en jean «
et surtout en voyant ma tronche ! » les organisateurs voulaient
le renvoyer...
LA FISM A PARIS, 1973.
Il vient de remporter, deux ans auparavant, le 1 er prix
de cartomagie à la FISM (Paris) avec sa « routine de Paris ». Son ami Ascanio
réclamera pour lui le Grand Prix et notera la « claire et évidente injustice
qui démontre les failles de l'organisation de tels congrès » (source : revue Ilusionismo n° 305/juillet 1984). Les
magiciens découvrent cet homme mal fagoté, chevelu, jouant de l'harmonica et
mimant le violon à grand renfort de hurlements. Les plus coincés parmi les
notables d'associations magiques, dont quelques nostalgiques du franquisme,
font la moue, une commissure au coin des lèvres face à cette image anarchique
d'une magie sans redingote. On retiendra derrière cette folie douce la qualité
technique d'un artiste hors normes.
Il sera ensuite invité dans de nombreux congrès magiques
internationaux et fera rapidement partie des personnalités qui font autorité en
matière de close-up et de cartomagie mais aussi d'histoire de l'art magique.
L'ESCORIAL ELITISTE ?
Sa
volonté de faire avancer l'art magique se
concrétisera, en 1975, par des
rencontres assez pointues :
L'Escorial. On évoquera dès 1971 « L'Ecole madrilène de l'Escorial » initiée
par Tamariz et la bande des six : Ascanio, Anton, Marré, Puchol, Camillo, Varela.
L'Escorial devient un véritable laboratoire d'échanges et de recherches puis un
symbole d'excellence envié par le monde entier. Les américains tentent de
reprendre l'idée mais c'est un échec : trop contrôlé, très minuté, et la
plupart ne veulent pas expliquer leurs routines...
A l'Escorial, les plus grosses pointures de la
cartomagie et du close-up, depuis trente-cinq ans, se retrouvent à la Toussaint
près de Madrid. On ne s'invite pas à l'Escorial : on est invité ! Environ
trente magiciens participent, même si une année on en comptait soixante-dix !
Juan aime parler « d'école de la pensée avec des gens qui partagent leurs
réflexions en travaillant dans une même direction ».
Juan Tamariz veut
démentir l'aspect élitiste que je lui envoie brutalement au visage : « Elitiste
? Pas du tout. C'est ouvert mais on est limité en nombre de places. Au début
les gens étaient contre nous ! Ce n'est pas élitiste du tout puisque nos
travaux sont déposés à la Fondation March (équivalent de la Bibliothèque
Nationale de France) et tout le monde peut les consulter ». Un thème,
comme par exemple « la magie des cartes chez Jacques Delord », et cela
monopolise toute l'énergie du groupe durant trois jours ! «J'aime beaucoup
Jacques Delord. Il a beaucoup parlé de l'émerveillement dans les yeux des
spectateurs» souligne Juan. L'humanisme des deux hommes saute aux yeux.
L'autre magicien qu'il cite souvent : Frakson. Un magicien espagnol qui excella
dans la magie des cigarettes et qui dégageait un humanisme sans égal.
Depuis 1994, moins
connu, il organise une rencontre assez familiale (la magie est une grande famille
!) à Cadix, dans le sud de l'Espagne. Et l'affiche est belle. Tous sont là pour
travailler et s'amuser, bien manger. Femmes et enfants, quand il y en a, vont à
la plage toute la journée.
Les magiciens
commencent leur rude journée à 16h30 qui se termine à 23h autour
d'une bonne table «avec de délicieux petits poissons». Chacun présente
une routine suivie de deux ou trois heures de discussion pendant plusieurs
jours...
«
Puis une journée on filme tout » dit-il heureux avant
d'avouer tout en murmures : « La nuit on va dans le jardin et on fait
travailler notre imaginaire en regardant la mer au loin. Parfois on croit voir
l'Afrique ! ».
Juan aime beaucoup
l'Amérique du Sud : « Oui je voyage beaucoup là-bas, c'est plus vivant... on
parle de la vie toute la nuit ! ». Et à part la magie il aime quoi notre
artiste ? « Les gens, la musique - tout le temps ! - la littérature, le
football, le cinéma... ». Et pas la télévision ? « Je déteste ! ».
LA TELEVISION (1961-1993).
Dès 1961, il présente sur l'unique chaîne de télévision
espagnole des tours pour les enfants. En 1970 il arrive à convaincre un
directeur de chaîne de signer des émissions où il veut présenter du close-up.
Dans son bureau, il demande à deux secrétaires de participer à une routine de
canifs. Le directeur est sur le côté et voit toutes les astuces... Les vingt
personnes réunies et les deux secrétaires sont fascinées, rient. Le directeur
qui a tout vu se croit plus malin et signe le contrat... Dès 1973 il est une
véritable star de la télévision espagnole avec des séries mensuelles et
hebdomadaires. On le reconnaît dans la rue. Il se prête au jeu des photos et
des autographes mais n'aime pas ça. Il lui arrivera même d'arrêter quelque
temps la télévision pour se faire oublier. Rares sont les artistes qui ont
besoin de « reconnaissance », au sens d'être vu et adulé du public.
Lors de ses
«shows» télévisés où il a carte blanche en étant lié à la production, il invite
les plus grands magiciens du monde : Lavand, Gaughan, Williamson, Weber, Ammar,
etc. «René Lavand viendra dix fois et mon ami Gaëtan trente fois !». Outre
le divertissement pur jus, Juan ne manque jamais l'occasion d'apporter une
fenêtre sur l'histoire de l'art magique et des grands magiciens du passé comme
Okito, Thurston, etc. L'histoire de la magie évoquant forcément magie blanche
et magie noire, ce grand pays très catholique qu'est l'Espagne n'appréciera
pas toujours les évocations « diaboliques » liées à l'art magique...
En 2003, sa marionnette fait son apparition aux Guignols
de l'info espagnols durant trois ans. Une consécration quand on sait que seules
les vedettes des médias ont leur marionnette. Et sont brocardées sans
ménagements. Lui est assez épargné : « Ils étaient très gentils avec moi et
ne se moquaient pas de moi. J'avais toujours un rôle amusant, jamais d'attaques
privées ! ». Quand le président Bush était dans l'actualité avec la
guerre en Irak... Tamariz apparaissait avec sa baguette
magique et réglait les problèmes !
En 2003 Juan dit « stop » à la télévision.
Au fond de lui, il n'aime pas la télévision. Voire pire.
Son intention de départ était de mieux faire connaître l'art magique au grand
public. La télévision étant un média incontournable. Estimant avoir fait le
tour de la question et pour laisser la place à d'autres, après avoir ouvert la
brèche, Juan annonce en 2003 qu'il arrête la télévision. Toute la presse est là. Il est très respecté des journalistes.
Il demande à ce qu'on ne le dérange pas et, surtout, que l'on ne porte pas atteinte
à sa vie privée. Considéré comme un « people » en Espagne, il a toujours été
épargné par les photos de sa vie privée. Une seule fois, pourtant, une
photographe de presse l'attendait à la sortie de la clinique d'où il sortait
avec son bébé dans les bras. «Ah non, là je ne suis pas d'accord» dit
le papa. Trop fière de son coup elle se moque de sa réaction quand les autres journalistes interfèrent : «Non,
pas question, tu le laisses tranquille !». Et il n'y aura pas de photo dans la presse de
caniveau...
LA
CARTOMAGIE VIENT D'EUROPE.
Le terrain de la
cartomagie est occupé en grande partie par des magiciens, des livres, dvd, etc. venant des USA. Assez
peu de magiciens espagnols ? «Mais la grande cartomagie vient d'Europe, à
l'origine. Au XIXème siècle, 60% ou plus des techniques en cartes viennent de
livres en français comme les merveilleux livres de Robert-Houdin... mais aussi
de livres publiés en Espagne, en Italie et en Angleterre. L'Amérique vient
longtemps après !». Même Dai Vernon l'avouera dans un congrès FISM, devant
un Michaël Ammar gêné car persuadé que tout ou presque vient du génie des
américains. Tamariz, le coquin, en pleine discussion avec Ammar, a vu derrière
lui le « professeur » (Vernon) : «On se demande quel est le pays qui a le
plus apporté à la cartomagie au XIXème siècle. On peut le demander à n'importe
qui au hasard - il se retourne vers Dai Vernon - Tenez, vous par exemple
professor ?». Et la légende vivante de répondre : «La France, la
France... bien sûr, à 100 %»... »
Juan aime l'histoire de la magie, les magiciens d'hier et
d'aujourd'hui « mais pas de nostalgie, non pas du tout » répond-il avec
clarté. Pour le taquiner je lui demande s'il trouve l'équivalent, aujourd'hui,
de grands noms comme Fred Kaps, Channing Pollock, Dai Vernon, etc. « Tu vas
voir » me dit-il en étalant sur la nappe un ruban de cartes à jouer. « Donne-moi
des noms de grands réalisateurs de cinéma des années 1970 ? ». Je m'exécute
en citant près de dix noms. Lui, à chaque nom cité, pousse une carte hors du
jeu. « Et maintenant donne-moi des grands noms de réalisateurs de cinéma
d'aujourd'hui ? ». J'en trouve trois ou quatre... Il remet les cartes qui
dépassent dans le jeu, étale à nouveau un joli ruban de cartes et... POUSSE
VERS LE HAUT TOUTES LES CARTES ! La démonstration est faite que moins de grands
noms se détachent du lot mais que le niveau général est plus élevé. « Tu
peux faire pareil pour la peinture, le théâtre... » dit-il en rangeant ses
cartes dans la poche.
Est-ce une avancée pour l'art magique
que d'avoir autant de magie sur internet ? «Je n'ai pas d'idée là-dessus...
Ou plutôt : j'avais une idée qui a totalement changé depuis un congrès à
San Diego où 350 jeunes, la génération internet, étaient très intéressés par
l'histoire de la magie... C'était formidable !».
Notre entretien se
termine dans le hall de son hôtel à Mâcon. Il a suivi, de loin, pour des
raisons d'horaires (on le sait, il vit la nuit), les Master Class initiées
par Stephan Leyshon et Katell. Il donnera plusieurs conférences aussi interminables
que géniales ! Il n'est pourtant pas fan de l'esprit « Master Class », de
maître à élève. Je lui explique que Jeff Mc Bride, ici, avait justement une
attitude très respectueuse des « élèves », plus en suggérant qu'en imposant.
Juan préfère les valeurs de partage et d'échanges que de « celui qui sait
et celui qui écoute le maître ». Il a une technique redoutable,
humainement formidable, quand quelqu'un lui demande d'être critiqué : « Attends,
je vais te montrer ce que je fais et tu me donneras ton avis ». A partir de
là, les deux sont sur un plan d'égalité.
Certains magiciens
seront oubliés dans peu de temps, sans doute pas Juan Tamariz dont l'œuvre
restera dans l'histoire de la magie : ses techniques, ses méthodes, sa
personnalité, etc. Qu'aimerait-il que l'on
retienne de lui dans cinquante ans ? « La passion de la magie » répond-il
sans hésiter. Et dans cent ans ? «La double passion !» dit-il en
éclatant de rire et sans se prendre au sérieux. Plus que jamais."
Voilà. C’est tout pour le moment.
Amitiés à tous !