Est-ce une chimère ?
Osho nous prévient :
« Je peux parler indéfiniment car je n’ai pas d’enseignement. »
Kafka nous dit : « Etre libre, c’est
pouvoir choisir sa prison. »
Le texte que voici des Petits poèmes en prose (1869)
de Baudelaire me paraît étonnamment d’actualité à une époque où tout le
monde pense avoir raison. En réalité, nous nous construisons tous notre monde
et nous sommes intolérants par ignorance avec ceux qui ne pensent pas comme
nous.
Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine
poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je
rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Chacun d’eux portait sur son dos une énorme
Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un
fantassin romain.
Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids
inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles
élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la
poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme,
comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient
ajouter à la terreur de l’ennemi.
Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui
demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui,
ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils
étaient poussés par un invincible besoin de marcher.
Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs
n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son
dos ; on eût dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous
ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d’aucun désespoir ; sous la
coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un sol
aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux
qui sont condamnés à espérer toujours.
Et le cortège passa à côté de moi et s’enfonça
dans l’atmosphère de l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la
planète se dérobe à la curiosité du regard humain.
Et pendant quelques instants je m’obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, et j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.
Voilà.
C’est tout pour cette fois mais j’en prépare d’autres de cet acabit. Amitiés à
tous.