lundi 20 avril 2020

« L'Encyclopédie et la magie blanche » (article de Fanch Guillemin paru dans le journal de prestidigitation «Magicus Magazine», N° 145, juillet – août 2006).







  
Un autre numéro de Magicus Magazine.



Dans le cadre de mon projet de publier un article chaque jour dans ce blog pour desennuyer les magiciens confinés, le journal Magicus Magazine et son directeur de publication Didier Puech m'ont autorisé d'une manière très généreuse à reproduire un  ancien article de leur journal du numéro 160 (mars-avril 2009). Un grand merci à eux pour leur formidable action. Je rappelle que le journal Magicus Magazine en est à présent à son 221 ème numéro. Tous les numéros sont passionnants. Abonnez-vous donc au Magicus Magazine : pour l’instant et ce jusqu’au 1 juillet 2020, vous pouvez bénéficier d’un tarif préférentiel de 50 euros qui est celui des étudiants, au lieu de 70 (en indiquant juste « JF ») ;  commandez les anciens numéros dont par exemple ce numéro 160 dont j’ai extrait cet article «  L'encyclopédie et la magie blanche  »  écrit par Fanch Guillemin. 



« L'Encyclopédie et la magie blanche


« Gibecière : (Shibbeker, en allemand) Espèce de grande bourse ou de petit bissac ordinairement de cuir quelquefois couvert d'étoffe ; mais cette dernière sorte ne sert guère qu'aux bateleurs et joueurs de gobelets pour les tours d'adresse dont ils amusent le public. M. Eccar dérive ce mot, avec assez de vraisemblance, de l'allemand «shieben» : cacher, serrer ; et de «becher» : gobelet ...».
 D.J. L'Encyclopédie, Paris, Briasson, 1751-1772


Diderot et l'Encyclopédie

Denis Diderot (1713-1784) : philosophe des lumières, écrivain de talent, critique d'Art et de théâtre, réalisa, avec d'Alembert, cette œuvre monumentale que fut L'Encyclopédie : tableau synthétique des connaissances humaines à la veille de la Révolution.

La magie blanche devait y trouver sa place ; et nous avons déjà vu (Magicus n° 130) comment Diderot s'intéressa au «physicien» Comus (Lettres du 28 Juillet, 12 Août et 12 Sept. 1 762). J'ai également cité dans mon étude, L'Art du ventriloque, 2005, des passages tirés de son article de L'Encyclopédie sur ce sujet, ainsi que de son petit conte comique. Les Bijoux indiscrets, 1748.

Diderot s'entoura, pour son ouvrage gigantesque, des meilleurs spécialistes de l'époque, comme Berthoud pour l'horlogerie, AIlard pour la mécanique, de la Chapelle pour l'arithmétique et la géométrie, Le Monnier pour l'aimant et l'électricité, Roux pour la chimie, Schenau pour les miroirs, etc.

Mais son collaborateur le plus passionné et le plus efficace fut le chevalier de Jaucourt qui l'assista, du début à la fin de cette fabuleuse aventure, malgré les risques et les pressions diverses exercées sur lui par l'Eglise et la noblesse la plus réactionnaire.


Le Chevalier de Jaucourt

Louis, chevalier de Jaucourt (1704-1780) docteur en médecine et érudit, savant intègre et désintéressé, issu d'une famille de la haute aristocratie, s'engagea à fond dans cette tâche immense, faisant l'admiration de Voltaire, qui le définissait ainsi :

«Un homme, au-dessus des philosophes de l'Antiquité, en ce qu'il a préféré la vraie philosophie et le travail infatigable, à tous les avantages que pouvait lui procurer sa naissance ...». Dictionnaire de Diderot, Paris, Champion, 1999.
Diderot, de son côté, lui rendit homma
ge, en 1760 déclarant que jamais L'Encyclopédie n'eût pu parvenir à son terme sans sa participation.

Pour notre part, on peut noter que tous les articles consacrés à l'escamotage sont signés de son nom ou de ses initiales : D.J.

Cet aristocrate distingué ne jugea donc pas déchoir en expliquant ces « bagatelles » qu'il estimait d'ailleurs très utiles «pour apprendre aux hommes à chercher les causes de plusieurs choses qui leur paraissent fort surprenantes ...». Le scientifique Auguste Lumière en revendiquera aussi plus tard cette valeur pédagogique pour le développement de l'esprit critique.

Les tours de gobelets sont empruntés au chapitre rajouté par Montucla, vers 1720, aux Récréations mathématiques d'Ozanam. De Jaucourt, comme Carlo Antonio, en reprit les passes principales sans rien y apporter de neuf. Il faudra attendre Guyot, en 1769, pour l'explication d'une nouvelle routine qu'il attribuait à l'architecte allemand M. Kopp (l'extraordinaire manuscrit de J. Brière-Dumartherey, rédigé en 1732, n'ayant malheureusement jamais été publié) (cela a été réalisé depuis : https://academiedemagie.com/fr/nouveautes/3319-le-veritable-hocus-pocus-de-j-briere-dumartherey.html).

Mais, De Jaucourt révèle cependant, dans une autre partie plus personnelle, six tours de cartes nouveaux, non basés sur les mathématiques, et un tour d'escamotage avec des jetons dont l'explication et le boniment laissent à penser qu'il pouvait être, lui-même, un amateur averti.


Les mangeurs de feu

A partir du témoignage et d'un mémoire de M. Dodart à l'Académie des sciences, mentionnant également le bateleur M. Thoinard d'Orléans et une dame de la même ville, de Jaucourt consacre un chapitre aux mangeurs de feu comme le Sieur Richardson, anglais, qui étonna les Parisiens en 1677. (S.W. Clarke, dans Annals of conjuring, donne une autre relation antérieure, par Evelyn, des exploits de ce bateleur, à Savile House, le 8 Octobre 1672) : «Richardson faisoit rôtir une tranche de viande sur un charbon dans sa bouche, l'allumoit avec un soufflet, et l'enflammoit par un mélange de poix, de résine et de soufre ; ce qui produisoit le même frémissement que l'eau dans laquelle les forgerons éteignent le fer. Et bientôt après il avaloit ce charbon enflammé. Il ernpoignoit aussi un fer rouge dans sa main, etc.» (D.J. Article : Tours).

Cependant, contrairement à M. Dodart, de Jaucourt propose quelques explications plausibles : « Le charbon allumé m'étonne peu. Il n'est presque plus très chaud dès le moment qu'il est éteint : l'Anglais pouvait alors l'avaler. Le soufre ne rend pas le charbon plus ardent, il ne fait que le nourrir ; sa flamme brûle foiblement. Le soufflet de cet Anglois industrieux soufflait apparemment plus sur sa langue que sur le charbon. Le mélange de poix, de soufre et de résine n'est pas trop chaud pour une bouche calleuse et abreuvée de salive ; et néanmoins la petite tranche de viande se grilloit à merveille.

Le frémissement dans la bouche n'était pas l'effet d'une extrême chaleur mais de l’incompatibilité du soufre allumé avec la salive. Et cet Anglois devait présenter une conformation singulière d'organes fortifiée par l'habitude, l'adresse et le tour de main ...».


Trucs  divers et machines de  théâtre

L'Encyclopédie de Diderot présente aussi plusieurs planches d'appareils de physique, de mécanique ou d'optique, comme des vases truqués et des lanternes magiques. On y découvre des grands trucs les plus variés, allant de la volerie aux divers effets spéciaux habituels (On sait que Diderot était passionné de théâtre), Les magiciens perfectionneront, simplifieront et adapteront progressivement certaines de ces techniques pour leur spectacle de grande illusion.
Ainsi, L'Encyclopédie de Diderot est donc un ouvrage tout à fait digne, n'est-ii pas vrai ? de figurer dans la bibliographie de notre Art.

P.S. Ne pas confondre L'Encyclopédie de Diderot avec le Dictionnaire encyclopédique des amusements des sciences mathématiques et physique, rédigé par Lacombe, et publié par Panckouke, à Paris, en 1792 (Un vendeur, sans doute non averti, proposait, en 2005, ce dernier livre sur Internet, en l'attribuant à Diderot).


« Gibecière » est aussi le titre d'une nouvelle revue historique de très grand intérêt, éditée par William Kalush. Le n°1, hiver 2005, compte 137 pages in 8°, et m'a été aimablement communiqué par Volker Huber qui y a publié un remarquable article sur le « yawning mouth » (ou portefeuille à échanges) avec d'extraordinaires reproductions en couleur de peintures et de gravures représentant ce tour depuis le début du XVlème siècle. On y découvre d'autres études aussi passionnantes, par Stephen Minch, Vanni Bossi, Robert Jütte et Ricky Jay.

Site Internet du Conjuring Arts Research Center, www.gibeciere.com   »





Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous !


« Du « fakir » de Queneau à la « disparition » de Perec » (article de Fanch Guillemin paru dans le journal de prestidigitation « Magicus Magazine », N° 160, mars – avril 2009).






  
Georges Perec.



Dans le cadre de mon projet de publier un article chaque jour dans ce blog pour desennuyer les magiciens confinés, le journal Magicus Magazine et son directeur de publication Didier Puech m'ont autorisé d'une manière très généreuse à reproduire un  ancien article de leur journal du numéro 160 (mars-avril 2009). Un grand merci à eux pour leur formidable action. Je rappelle que le journal Magicus Magazine en est à présent à son 221 ème numéro. Tous les numéros sont passionnants. Abonnez-vous donc au Magicus Magazine : pour l’instant et ce jusqu’au 1 juillet 2020, vous pouvez bénéficier d’un tarif préférentiel de 50 euros qui est celui des étudiants, au lieu de 70 (en indiquant juste « JF ») ;  commandez les anciens numéros dont par exemple ce numéro 160 dont j’ai extrait cet article « Du « fakir » de Queneau à la « disparition » de Perec »  écrit par Fanch Guillemin. 



« Du «fakir» de Queneau à la «disparition» de Pérec
«Les livres de Queneau sont des féeries ambiguës d'une apparente gratuité, avec leurs jeux funambulesques de fakirs, de montreurs de foire, de clowns et d'illusionnistes...» Albert Camus : Critique de Pierrot mon ami. N.R.F.

Le chiromancien

Raymond Queneau (1903-1976), de l'Académie Goncourt, est surtout connu pour son burlesque Zazie dans le métro, 1956. Humoriste aimant jouer du langage populaire, il s'intéressa au monde de la foire et aux Arts de l'Illusion grâce aux livres de Robert-Houdin et à celui de Robelly : Trucs et grands trucs, Brive, 1936. Il révéla d'ailleurs dans le Nouveau Fémina de 1954, le secret du joli tour de magie blanche : les anneaux de Möbius.

En juin 1940, replié vers le Sud de la France avec son régiment, devant l'avancée foudroyante des Allemands : «Les Huns piquant des deux arrivèrent à Troyes quatre à quatre ...». Queneau fit, avec talent, le chiromancien près de provinciales naïves, pour se divertir et améliorer son ordinaire.

Démobilisé à Paris, il publia en 1942, Pierrot mon ami, roman à succès s'inspirant des « détective novels» américains, et de ses nombreuses enquêtes dans l'univers du Luna-Park.


Le fakir Crouïa-Bey

«Dans tout l'Uni Park, il y avait cette rumeur de foule qui s'amuse et cette clameur de charlatans et tabarins qui rusent et ce grondement d'objets qui s'usent.

Le fakir Crouïa-Bey devait s'exhiber dans la baraque récemment occupée par l'Homme-Aquarium* et antérieurement par la Pithécantrhropesse et le prestidigitateur Turlupin ...

- Tu sais que ce fakir est fameux ! s'exclama Léonie.

- Sans ça je ne l'aurais pas engagé, fit Tortose. D'ailleurs, il ne faut pas que tu aies d'illusions, tu sais, les fakirs c'est rudement démodé ...

- Moi je trouve ça épatant ces types qui s'enfoncent des épingles longues comme ça dans le gosier. Ça donne une riche idée des capacités de l'homme. Moi je trouve.

- Peuh. Tous leurs trucs sont débinés maintenant. Dans les music-halls on n'en veut plus ... Et tiens, le voilà justement ton fakir ...

Et il dégote vraiment, Crouïa-Bey. Il a des yeux de braise, une barbe de sapeur, des .lèvres de corail : Ah qu'il est beau ! Ah qu'il est beau !

- Je parie, lui dit Léonie, que vous connaissez Hèle-Bey : c'est un fakir célèbre, natif de Rueil et prénommé Victor.

- Moi ? S'écria Crouïa-Bey, jamais de la vie, chère madame ! Hélem-Bey ? Un fumiste qui gâche le métier. Pour ma part, je n'ai jamais été en rapport qu'avec les vrais.

- Bah, dit Léonie, il y en a donc des vrais ? Où ça ?

- Ici même tout d'abord. Vous n'avez qu'à me regarder.

- Et de quel bled vous êtes, monsieur Crouïa-Bey

- De Tatahouine, dans le Sud Tunisien. Ah ! Tatahouine, agi ména, fiça l'arbiya, chouïa barka…

- Blague dans le coin fit Léonie, je parie que vous êtes de Bezons : je reconnais ça à votre accent. Vous ne seriez pas le frère de Jojo Mouilleminche qui chantait à l'Européen ?

- Ah bon ! Vous connaissez donc mon frère ... Mais c'est tout de même vrai que j'ai fait mon service militaire dans les zouaves en Algérie où j'ai été formé par un vrai fakir local ...

- Et vous faites aussi de la double-vue, monsieur Sidi Mouilleminche ?

- Non. Vous savez aussi bien que moi que la double-vue c'est du chiqué ... Moi, ce que je fais c'est du solide, du concret, du réel : les sabres, les épingles à chapeau, les planches à clous verre pilé, les charbons ardents. Je lèche une barre de fer chauffée à blanc ; et pas de trucage avec moi ...». Pierrot mon ami.


De Queneau à Pérec

Notre lunaire ami Pierrot est embauché par Crouïa-Bey comme assistant, puis au cirque Mamar, après l'incendie mystérieux de l'Uni-Park provoqué, selon une hypothèse extravagante, par un ventriloque psychopathe manipulant le cadavre truqué et monté roulettes, d'une vieille dame !!

De son côté, Georges Pérec (1936-1982), Prix Renaudot 1965 et Médicis 1978, virtuose de la jonglerie littéraire et concepteur de mots croisés, connaîtra la notoriété par son roman. La Disparition, dans lequel n'apparaît jamais la lettre «e», pourtant la plus utilisée habituellement.

Exemple : «Trois cardinaux, un rabbin, un animal franc-maçon sur son vingt-huit plus trois, un trio d'insignifiants politicards soumis au plaisir d'un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu’on risquait la mort par inanition ...».

Des profanes non avertis, et même un critique littéraire peu attentif, lurent ce livre sacs rendre compte que la lettre «e» n'y figure pas : l'intrigue policière masquant cette «disparition» par une magistrale «misdirectiion ». A l'inverse, dans Les Revenentes, Pérec s’amuse à n'utiliser que la voyelle «e», évitant tous les a, i, o, u, y.

Exemple : «Thérèse se dévêt prestement et se renverse. Le père Spencer enlève ses bretelles s'empresse de s'étendre près d'elle. Et le révérend pénètre lentement cette femelle rêveuse et entreprend de l'ensemencer, etc.».

A noter qu'un mentaliste français contemporain a conçu un double book test, dont un des volumes ne comporte pas la voyelle "e" et l'autre n'utilise que la voyelle "e" ! (Tandem).

Enfin, dans La vie mode d'emploi, livre dédié à Queneau, Perec met aussi en scène des magiciens :


Joy et Hiéronimus

«L'Américain déserteur Blunt Stanley et la voyante danoise Ingeborg Skifter décrochèrent un engagement miteux dans un cinéma : entre les documentaires et le grand film. Un rideau à paillettes recouvrait l'écran, et un haut-parleur annonçait Joy et Hiéronimus : les célèbres devins du Nouveau Monde. 

Leur premier numéro exploitait deux trucs classiques des magiciens de fête foraine : Blunt, en fakir, devinait diverses choses à partir de chiffres apparemment choisis au hasard. Quand à Ingeborg, elle éraflait avec une plume d'acier la gélatine d'une plaque photographique représentant Blunt; et une balafre sanglante identique apparaissait sur le corps de son partenaire ... 

Ils montèrent ensuite un numéro de fantasmagorie avec apparition de démons et de l'Illuminé Swedenborg par des jeux de miroirs, de fumée à base de charbon, soufre et salpêtre, et une mise en scène sonore, qui rencontra le succès en Asie, aux U.S.A., puis en Europe. Le réglage des lumières, le dosage des flammes, les effets de tonnerre, le déclenchement des pastilles de ferrocérium produisant à distance des étincelles, le maniement de la limaille de fer et des aimants, toutes ces techniques de trucages furent perfectionnées ...».

G. Perec : La vie mode d'emploi. »


Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous !