mardi 21 avril 2020

Extrait de « Mario et le magicien » de l’écrivain allemand Thomas Mann.

  
Thomas Mann.


« Le cavaliere, réconforté, s'était allumé une nouvelle cigarette. On pouvait reprendre les essais arithmétiques. On trouva sans difficulté un jeune homme, assis dans les derniers rangs, qui se déclara prêt à écrire au tableau, les chiffres qu'on lui dicterait. Nous le connaissions aussi ; la soirée prenait un caractère un peu familier par tous les visages déjà vus qu'on y retrouvait. C'était l'employé de l'épicerie de la grand-rue ; plusieurs fois il nous avait servis fort correctement. Il maniait la craie avec une adresse commerciale tandis que Cipolla, descendu dans la salle, circulait dans les rangs du public de sa démarche d'infirme et recueillait des nombres à deux, trois ou quatre chiffres, comme on voulait ; il les prenait des lèvres des gens interrogés pour les crier au jeune épicier qui les alignait les uns sous les autres. Comme par un accord réciproque, tout était calculé pour distraire, amuser, entraîner dans des digressions oratoires. Il était inévitable que l'artiste s'adressât à des étrangers qui ne pouvaient s'y reconnaître parmi les chiffres en langue italienne ; Cipolla s'occupait d'eux longtemps, avec des allures ostensiblement chevaleresques, parmi la gaieté polie des indigènes, qu'il embarrassait d'ailleurs bientôt en les invitant à traduire les chiffres proposés en anglais et en français. Quelques personnes citèrent des nombres qui marquaient les grandes années de l'histoire de l'Italie. Cipolla reconnaissait aussitôt les dates et, tout en poursuivant le jeu, il y enchaînait des considérations patriotiques. « Zéro ! » dit quelqu'un ; le cavaliere eut l'air gravement offensé, ainsi qu’à chaque tentative qu'on Faisait pour se moquer de lui ; il répondit par-dessus l'épaule que c'était un nombre de moins de deux chiffres. « Zéro-Zéro ! » s'écria aussitôt un mauvais plaisant; il eut le succès d'hilarité dont peuvent être assurées, parmi des Méridionaux, les allusions à certaines choses naturelles. Seul le cavaliere garda dignement une attitude réprobatrice, bien qu'il eût lui-même suscité directement la plaisanterie équivoque. Cependant, avec un haussement d'épaules, il fit inscrire les deux zéros au procès-verbal.


Lorsqu'il y eut au tableau environ quinze nombres de longueurs diverses, Cipolla demanda qu'on en fit l'addition. Les calculateurs habiles pourraient y procéder de tête, mais il serait permis de s'aider du crayon et du carnet. Pendant qu'on travaillait, Cipolla, assis sur sa chaise à côté du tableau, fumait une cigarette en grimaçant, avec des gestes prétentieux et satisfaits d'infirme. La somme, qui donnait un nombre de cinq chiffres, fut vite prête. Quelqu'un la proclama, un autre la confirma, le résultat d'un troisième en différait un peu, celui d'un quatrième coïncidait avec les premiers. Cipolla se leva, épousseta sa jaquette où il était tombé de la cendre, souleva la feuille de papier à l'angle droit du tableau et montra ce qu'il y avait écrit. La somme exacte, qui approchait du million, était déjà là. Il l'avait inscrite d’avance.


Stupéfaction des spectateurs, longs applaudissements. Les enfants étaient subjugués. Ils voulaient savoir comment il avait fait. Nous leur expliquâmes que c'était un truc qu'on ne pouvait comprendre du premier coup, que l'homme n'était pas pour rien un magicien. Maintenant ils savaient ce que c'était, une soirée de prestidigitation ! »




Voilà. C'est tout pour le moment. Amitiés à tous !