Thomas
Mann.
« Le cavaliere, réconforté, s'était
allumé une nouvelle cigarette. On pouvait reprendre les essais arithmétiques.
On trouva sans difficulté un jeune homme, assis dans les derniers rangs, qui se
déclara prêt à écrire au tableau, les chiffres qu'on lui dicterait. Nous le connaissions
aussi ; la soirée prenait un caractère un peu familier par tous les visages
déjà vus qu'on y retrouvait. C'était l'employé de l'épicerie de la grand-rue ; plusieurs
fois il nous avait servis fort correctement. Il maniait la craie avec une
adresse commerciale tandis que Cipolla, descendu dans la salle, circulait dans
les rangs du public de sa démarche d'infirme et recueillait des nombres à deux,
trois ou quatre chiffres, comme on voulait ; il les prenait des lèvres des gens
interrogés pour les crier au jeune épicier qui les alignait les uns sous les
autres. Comme par un accord réciproque, tout était calculé pour distraire,
amuser, entraîner dans des digressions oratoires. Il était inévitable que
l'artiste s'adressât à des étrangers qui ne pouvaient s'y reconnaître parmi les
chiffres en langue italienne ; Cipolla s'occupait d'eux longtemps, avec des
allures ostensiblement chevaleresques, parmi la gaieté polie des indigènes,
qu'il embarrassait d'ailleurs bientôt en les invitant à traduire les chiffres
proposés en anglais et en français. Quelques personnes citèrent des nombres qui
marquaient les grandes années de l'histoire de l'Italie. Cipolla reconnaissait
aussitôt les dates et, tout en poursuivant le jeu, il y enchaînait des
considérations patriotiques. « Zéro ! » dit quelqu'un ; le cavaliere eut l'air
gravement offensé, ainsi qu’à chaque tentative qu'on Faisait pour se moquer de
lui ; il répondit par-dessus l'épaule que c'était un nombre de moins de deux chiffres.
« Zéro-Zéro ! » s'écria aussitôt un mauvais plaisant; il eut le succès
d'hilarité dont peuvent être assurées, parmi des Méridionaux, les allusions à
certaines choses naturelles. Seul le cavaliere garda dignement une attitude
réprobatrice, bien qu'il eût lui-même suscité directement la plaisanterie
équivoque. Cependant, avec un haussement d'épaules, il fit inscrire les deux
zéros au procès-verbal.
Lorsqu'il y eut au tableau environ
quinze nombres de longueurs diverses, Cipolla demanda qu'on en fit l'addition.
Les calculateurs habiles pourraient y procéder de tête, mais il serait permis
de s'aider du crayon et du carnet. Pendant qu'on travaillait, Cipolla, assis
sur sa chaise à côté du tableau, fumait une cigarette en grimaçant, avec des
gestes prétentieux et satisfaits d'infirme. La somme, qui donnait un nombre de
cinq chiffres, fut vite prête. Quelqu'un la proclama, un autre la confirma, le
résultat d'un troisième en différait un peu, celui d'un quatrième coïncidait
avec les premiers. Cipolla se leva, épousseta sa jaquette où il était tombé de
la cendre, souleva la feuille de papier à l'angle droit du tableau et montra ce
qu'il y avait écrit. La somme exacte, qui approchait du million, était déjà là.
Il l'avait inscrite d’avance.
Stupéfaction des spectateurs, longs
applaudissements. Les enfants étaient subjugués. Ils voulaient savoir comment il avait fait. Nous leur expliquâmes
que c'était un truc qu'on ne pouvait comprendre du premier coup, que l'homme
n'était pas pour rien un magicien. Maintenant ils savaient ce que c'était, une
soirée de prestidigitation ! »
Voilà. C'est tout pour le moment.
Amitiés à tous !
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