jeudi 10 novembre 2016

« Vie de Marcel Proust » dans « Atteindre l’excellence » de Robert Greene, chapitre 6, sixième partie.



Le Côté de Guermantes


Je n’ai jamais vu de description de l’existence de Marcel Proust aussi exacte et aussi parlante que celle de Robert Greene dans son livre Atteindre l’excellence. Cet article est la suite de celui-ci.

Après plusieurs années, Marcel Proust vint à bout de la première partie de son ouvrage sous le titre Du côté de chez Swann. Il fut publié en 1913 et la critique fut dithyrambique ! Nul n’avait jamais vu pareil roman. Proust avait en quelque sorte créé un genre littéraire nouveau, une sorte de dissertation romancée. Mais tandis qu’il faisait le plan de la deuxième et dernière partie du livre, la guerre éclata et l’édition française s’arrêta sur place. Proust continua sans relâche à travailler à son roman mais à sa grande surprise, sa longueur et sa portée ne cessaient d’augmenter, les volumes se succédaient. Sa méthode de travail était en partie responsable de cette prolifération. Il avait recueilli au fil des ans des milliers d’anecdotes, de personnages, de leçons de vie, de lois psychologiques qu’il assemblait dans son roman comme les pièces d’une mosaïque. Il n’en voyait pas la fin.

Tandis que son livre grossissait, il adopta brusquement une forme différente : la réalité et le roman devenaient inextricablement liés. Quand Proust avait besoin d’un personnage nouveau, une riche débutante par exemple, il en cherchait le parangon dans tout Paris et se faisait inviter à des bals et des soirées où il pouvait l’étudier. Il glissait ensuite dans son livre des citations littérales de la personne. Un soir, il réserva plusieurs loges au théâtre pour ses amis. Il y réunit les véritables personnes qui l’avaient inspiré pour ses personnages. Après le spectacle, pendant le dîner, il les observa autour de la table comme un chimiste qui mélange différents éléments et étudie le résultat. Naturellement, nul n’était au courant de ce qui se passait. Tout était matière à étude pour Proust : pas seulement le passé, mais également les rencontres et les évènements présents qui lui suggéraient soudain une nouvelle idée ou une nouvelle direction.

Quand il souhaitait décrire telle plante ou telle fleur qui l’avait obsédé quand il était enfant, il partait à la campagne et passait des heures à l’étudier : il cherchait à retrouver la fascination qu’elles avaient exercée sur lui, afin de reproduire la même sensation sur son lecteur. Il s’inspira du comte de Montesquiou, homosexuel de mauvaise réputation, et visita, pour brosser le personnage du baron de Charlus, les bordels masculins les plus secrets de Paris, que le comte avait la réputation de fréquenter. Il voulait que son livre soit aussi réaliste que possible, y compris dans les scènes d’amour. Lorsqu’il ne pouvait personnellement y assister, il payait des gens pour lui fournir des informations et des ragots, et même jouer les voyeurs à sa place. Au fur et à mesure que le livre devenait plus long et plus intense, Proust avait la sensation que le microcosme mondain qu’il décrivait avait développé en lui une vie propre ; il avait l’impression que, grâce à la perception fine qu’il en avait, les pages lui venaient avec moins d’efforts. Pour expliquer cela, il cite dans son roman une image : de même que l’araignée, embusquée sur sa toile, perçoit la moindre vibration, il ressentait chaque frémissement du monde qu’il avait créé.

Après la guerre, le livre de Proust continua à être publié, un volume à la fois. La critique était stupéfaite de la profondeur et de l’étendue de son œuvre. Il avait créé un véritable monde. Ce n’était pas seulement un roman réaliste, car une grande partie du texte comportait des considérations sur l’art, la psychologie, les secrets de la mémoire et le fonctionnement du cerveau lui-même. Proust avait tellement approfondi sa propre psychologie qu’il avait fait des découvertes sur la mémoire et l’inconscient qui semblaient étrangement précises. Le lecteur qui le suivait volume après volume avait la sensation de vivre dans le monde de Proust et que les pensées du narrateur devenaient les siennes propres : la frontière entre narrateur et lecteur disparaissait. C’était magique : on aurait dit la vie même.

Voilà. C’est tout pour le moment. La suite au prochain numéro. Amitiés à tous.