Le Côté de Guermantes
Je n’ai jamais vu de description
de l’existence de Marcel Proust aussi exacte et aussi parlante que celle de
Robert Greene dans son livre Atteindre l’excellence.
Cet article est la suite de celui-ci.
Après plusieurs années, Marcel
Proust vint à bout de la première partie de son ouvrage sous le titre Du côté de chez Swann. Il fut publié en
1913 et la critique fut dithyrambique ! Nul n’avait jamais vu pareil roman.
Proust avait en quelque sorte créé un genre littéraire nouveau, une sorte de
dissertation romancée. Mais tandis qu’il faisait le plan de la deuxième et
dernière partie du livre, la guerre éclata et l’édition française s’arrêta sur
place. Proust continua sans relâche à travailler à son roman mais à sa grande
surprise, sa longueur et sa portée ne cessaient d’augmenter, les volumes se
succédaient. Sa méthode de travail était en partie responsable de cette
prolifération. Il avait recueilli au fil des ans des milliers d’anecdotes, de
personnages, de leçons de vie, de lois psychologiques qu’il assemblait dans son
roman comme les pièces d’une mosaïque. Il n’en voyait pas la fin.
Tandis que son livre grossissait,
il adopta brusquement une forme différente : la réalité et le roman devenaient
inextricablement liés. Quand Proust avait besoin d’un personnage nouveau, une
riche débutante par exemple, il en cherchait le parangon dans tout Paris et se
faisait inviter à des bals et des soirées où il pouvait l’étudier. Il glissait
ensuite dans son livre des citations littérales de la personne. Un soir, il
réserva plusieurs loges au théâtre pour ses amis. Il y réunit les véritables
personnes qui l’avaient inspiré pour ses personnages. Après le spectacle,
pendant le dîner, il les observa autour de la table comme un chimiste qui
mélange différents éléments et étudie le résultat. Naturellement, nul n’était
au courant de ce qui se passait. Tout était matière à étude pour Proust :
pas seulement le passé, mais également les rencontres et les évènements
présents qui lui suggéraient soudain une nouvelle idée ou une nouvelle
direction.
Quand il souhaitait décrire telle
plante ou telle fleur qui l’avait obsédé quand il était enfant, il partait à la
campagne et passait des heures à l’étudier : il cherchait à retrouver la
fascination qu’elles avaient exercée sur lui, afin de reproduire la même
sensation sur son lecteur. Il s’inspira du comte de Montesquiou, homosexuel de
mauvaise réputation, et visita, pour brosser le personnage du baron de Charlus,
les bordels masculins les plus secrets de Paris, que le comte avait la
réputation de fréquenter. Il voulait que son livre soit aussi réaliste que
possible, y compris dans les scènes d’amour. Lorsqu’il ne pouvait
personnellement y assister, il payait des gens pour lui fournir des
informations et des ragots, et même jouer les voyeurs à sa place. Au fur et à
mesure que le livre devenait plus long et plus intense, Proust avait la
sensation que le microcosme mondain qu’il décrivait avait développé en lui une
vie propre ; il avait l’impression que, grâce à la perception fine qu’il
en avait, les pages lui venaient avec moins d’efforts. Pour expliquer cela, il
cite dans son roman une image : de même que l’araignée, embusquée sur sa
toile, perçoit la moindre vibration, il ressentait chaque frémissement du monde
qu’il avait créé.
Après la guerre, le livre de
Proust continua à être publié, un volume à la fois. La critique était
stupéfaite de la profondeur et de l’étendue de son œuvre. Il avait créé un
véritable monde. Ce n’était pas seulement un roman réaliste, car une grande
partie du texte comportait des considérations sur l’art, la psychologie, les
secrets de la mémoire et le fonctionnement du cerveau lui-même. Proust avait
tellement approfondi sa propre psychologie qu’il avait fait des découvertes sur
la mémoire et l’inconscient qui semblaient étrangement précises. Le lecteur qui
le suivait volume après volume avait la sensation de vivre dans le monde de
Proust et que les pensées du narrateur devenaient les siennes propres : la
frontière entre narrateur et lecteur disparaissait. C’était magique : on
aurait dit la vie même.
Voilà. C’est tout pour le moment.
La suite au prochain numéro. Amitiés à tous.