Tony Buzan est actuellement un des plus grands experts mondiaux en mnémotechnie. Il est le fondateur des championnats du monde de mémoire et l'inventeur du procédé des "mind maps".
Chers amis,
Plusieurs lecteurs de ce
blog se sont plaints auprès de moi d’avoir une mauvaise mémoire des chiffres et
la relient à leur enfance où ils étaient, disent-ils, mauvais en mathématiques.
Ils m’ont demandé s’il y avait des systèmes pour pallier ce manque.
Evidemment, il y en a, et un surtout, le Grand Système, qui a été conçu dès le
dix-septième siècle et qui fonctionne remarquablement.
Mais j’ouvre tout d’abord
une parenthèse. Moi aussi et des mnémotechniciens aussi confirmés que Tréborix
étions nuls en mathématiques durant notre enfance. Pourquoi ? A cause des
quatre points fondamentaux de la mémoire (intérêt, attention, volonté,
émotion) : personne bizarrement ne m’avait expliqué à quoi servaient les
mathématiques ; on aurait pu me dire : pour rendre correctement sa
monnaie, pour tenir ses comptes, pour construire des maisons, des routes, pour
dessiner des plans, pour mesurer la Terre et l’espace, etc., mais personne, oui
absolument personne, aucun professeur de mathématiques ne s’est préoccupé de
cette pédagogie élémentaire.
Le résultat est que j’allais à ce cours sans
aucune motivation, que donc je
n’étais pas attentif et que je
n’avais aucune volonté, aucun projet
par rapport à cette matière. Le pire était, qu’à la différence d’autres enseignements,
il n’y avait aucune émotion dans ce
qu’énonçait le professeur, il n’était ni joyeux ni triste et débitait son cours
en ânonnant. Ceux qui ne comprenaient pas tout de suite étaient mis dans une
sorte d’enfer, semblable à celui de certaines religions, des « mauvais en
maths ». Cela avait des conséquences très graves : exclusion des filières
et des baccalauréats scientifiques où l’on orientait « les bons
élèves » (sic !), jugement social défavorable qui considérait que
vous aviez un mauvais atavisme (« il n’a pas la bosse des maths », c’était
un des pires relents actuels de la philosophie physiognomoniste ouvertement raciste
du dix-neuvième siècle).
Ce jugement grave était accompagné d’une autre idée
reçue, selon laquelle il était impossible d’être à la fois littéraire et
scientifique. D’après la théorie officielle, les deux types de disciplines seraient
incompatibles. Pourtant, bizarrement, si l’on regarde des données factuelles,
biographiques, ce n’est absolument pas le cas. Ainsi, au dix-septième siècle,
Blaise Pascal, un des plus grands mathématiciens de l’époque, fut aussi un des
auteurs les plus déterminants du canon occidental, à la fois par sa rhétorique
subtile et du fait de son style flamboyant. Au vingtième siècle, le grand poète
Paul Valéry était connu pour sa passion des mathématiques qu’il pratiquait tous
les matins. Raymond Queneau, l’immortel auteur des Exercices de style, était amoureux des sciences et a adhéré en 1948
à la Société mathématique de France. Il s’est évertué toute sa vie à appliquer
des règles arithmétiques à la construction de ses œuvres. René Guénon, un des ésotéristes français les plus connus,
spécialiste de l’hindouisme, a écrit un livre intitulé Les principes du calcul infinitésimal, etc. On pourrait multiplier
les exemples, soit de scientifiques férus de littérature comme Hubert Reeves,
qui intitule un de ses livres Patience
dans l’azur en hommage à Paul Valéry, ou tel Boris Vian, ingénieur de l’École
Centrale, qui composa le roman surréaliste L’Écume des jours, soit de littéraires
passionnés de mathématique et de science à la façon des surréalistes André
Breton et Louis Aragon qui ont tous les deux suivi des études de médecine, ou
comme Louis-Ferdinand Céline, qui était tout simplement médecin.
Le destin m’a fait faire
un pied de nez à ces théories stupides invalidées par les faits eux-mêmes. J’ai
suivi des classes entièrement littéraires, d’abord un baccalauréat A1, latin et
grec, et après des études de droit. Devenu contrôleur du cadastre en 1986, j’ai
été reçu au concours d’inspecteur en 1987, et je me suis retrouvé dans une
classe d’inspecteurs-élèves qui avaient à peu près tous des licences de
mathématique. Il faut savoir que l’établissement du plan cadastral demande à la
fois de très fortes notions de géométrie (trigonométrie) et de calcul des
statistiques (une mesure avec l’instrument du géomètre, le théodolite, doit
être prise à quatre reprises pour minimiser les erreurs humaines ou naturelles
inévitables et calculer une moyenne des différents mesures puis un écart-type,
etc.). Je n’ai absolument jamais été dérangé par ce contexte et j’ai été reçu
au stage d’inspecteur, mais, pour la première fois de ma vie (cela peut
paraître curieux mais c’est vrai), on m’avait expliqué pendant de longues
heures à quoi servaient les mathématiques !
Je pense qu’il peut en
être de même pour vous. Etant donné que vous ne vivez plus cette matière de
façon passive, comme dans votre enfance, et que vous savez maintenant que la
mémoire des chiffres est très importante : dates familiales, dates
historiques, numéros de téléphones à retenir, numéros de compte en banque et de
carte bleue de même, etc., la mnémotechnie peut vous proposer des moyens peu
difficiles pour stocker ces chiffres que, toute votre vie, vous n’avez pas
réussi à mémoriser. Cela peut paraître magique, impossible… Faites-moi confiance, je
l’ai expérimenté. Naturellement, vous ne deviendrez pas des Einstein, mais vous
pouvez, de manière significative, élever votre niveau en mémoire des chiffres,
en calcul et en mathématique. Réfléchissez : à présent que vous êtes
adulte, maintenant, vous avez les quatre qualités requises pour mémoriser cette
matière : l’intérêt (vous trouverez des applications dans la vie
quotidienne tous les jours) ; avec l’intérêt, viendra la concentration ;
il vous faudra cependant travailler régulièrement (volonté) mais vous pourrez le
supporter car vous aurez l’émotion ; comme je vous l’ai montré
précédemment, les expériences mnémotechniques peuvent être amusantes mais
surtout, quelle gratification quand vous parviendrez enfin, de manière
incroyable, à mémoriser des chiffres que vous avez passé votre vie à ne pas
pouvoir retenir !
Mais venons-en au Grand
Système, méthode mnémotechnique qui permet de mémoriser facilement beaucoup de
nombres. On le doit à un mathématicien français né au seizième siècle
(Cocorico !) : Pierre Hérigone (sans doute ce nom est-il le
pseudonyme du linguiste-mathématicien Clément Cyriaque de Mangin). Pour la première
fois dans l’histoire de la mnémotechnie, on imagine de faire correspondre nos
dix premiers chiffes à différentes consonnes de l’alphabet, de leur ajouter une
voyelle quelconque pour qu’ils forment une syllabe ou un mot et de les
mémoriser de cette façon. Son système est complété en 1648 par Johann-Just Winckelmann alias Stanislaus Mink von Wennsshein. En 1730,
un homme d’église anglais, Richard Grey développe une méthode similaire dans Memoria techniqua. Cette technique est
reprise par Gregor von Feinaigle (vers 1813) puis par Aimé Paris au dix-neuvième
siècle. Sous le nom de Mnemonic major system, elle est utilisée par la plupart
des mnémotechniciens et des mentalistes de langue anglaise (et notamment Derren Brown) et par des
Français ou des Belges comme Tréborix, Claude Klingsor, Adrien Bullas, etc.
Donc dans le Grand Système, un chiffre est associé de
manière systématique à une consonne choisie. Voici les équivalences qui ont été choisies :
0 = s ou z
1 = d ou t
2 = n
3 = m
4 = r
5 = l
6 = j ou g
7 = k ou q
8 = f ou v
9 = b ou p
Pour vous simplifier l’effort d’apprendre par cœur ce code,
voici quelques astuces simples :
0. La lettre s ou z représente le premier son du mot
« zéro ».
1. Les lettres d et t possèdent un seul trait vertical.
2. La lettre n présente deux traits verticaux.
3. La lettre m présente trois traits verticaux.
4. La lettre r est la quatrième lettre du mot
« quart ».
5. La lettre majuscule L peut être vue comme le nombre romain
50.
6. La lettre j écrite à la main est l’image inversée du 6.
7. La lettre capitale K est constituée de deux 7 symétriques.
8. La lettre f écrite à la main ressemble au chiffre 8.
9. Les lettres b et p écrites à la main sont des images
inversées du 9.
Voyons comment on peut mémoriser le nombre 34, qui sera par
exemple le numéro de l’immeuble dans la rue où vous devez vous rendre
aujourd’hui. Le chiffre 3 correspond à la lettre m et le chiffre 4 à la lettre
r. Vous pouvez constituer avec ces deux consonnes une ribambelle de mots différents :
mare, mer, mire, mort, mûre, etc. Supposons que vous allez assister ce soir à un
spectacle au 34, avenue Charles de Gaulle. Il vous faut alors créer des images dynamiques : nous allons choisir parmi les mots trouvés « mer »,
celui qui sera le plus facilement utilisable dans notre contexte, et visualiser
alors le général de Gaulle marchant devant la mer Méditerranée à Cannes, par
exemple pendant le festival (on peut distinguer alors en arrière-plan beaucoup d’animation
avec des vedettes de cinéma). Ma petite histoire est créée de manière presque
indélébile et j’aurai toujours à la pensée la mer Méditerranée à Cannes avec le Général de Gaulle (3
M et 4 R = 34).
Voilà ! C’était une petite démonstration très simple,
une mise en bouche. Mais avec ce système, nous pourrons mémoriser rien que pour
débuter une partie des dates de l’histoire de France et après… bien d’autres
choses encore.
C’est la fin de cet article que l’on pourrait appeler « Initiation
au Grand Système ». La suite au prochain numéro comme dans les
romans-feuilletons du dix-neuvième siècle ou dans les séries télévisées américaines
d’aujourd’hui. Amitiés à tous.