lundi 17 décembre 2018

Borges et le bouddhisme : étude de l’ouvrage " Qu’est-ce que le bouddhisme ? " par Jorge Luis Borges et Alicia Jurado (1976) (cinquième partie : le bouddhisme zen, première sous-partie)




Comment applaudit une seule main.


Cet article est la suite de celui-ci.


Comme on le sait, le bouddhisme prit racine au Népal et passa ensuite en Indochine et en Chiné grâce à différents missionnaires dont le plus célèbre fut Bodhidharma, le Premier Patriarche, au début du VI ème siècle de notre ère. On raconte que Shen-Kuan, disciple et successeur du Patriarche, ne comprit pas d'abord une doctrine dont la révélation lui était refusée par ce dernier. Pour témoigner de la sincérité de sa foi, Shen-Kuan se coupa le bras gauche ; Bodhidharma, rompant un silence de plusieurs années, lui demanda ce qu'il désirait. Shen-Kuan lui répondit : « Il n'y a pas de tranquillité dans mon esprit; fais-moi la grâce de l'apaiser. » Bodhidharma lui dit : » Montre-moi ton esprit et je te donnerai la paix », à quoi le disciple répondit : « Quand je cherche mon esprit, je ne le trouve pas. — Bien, dit Bodhidharma, te voilà en paix. » Shen-Kuan, alors, eut une soudaine révélation : il comprit la Vérité.

Cette anecdote, peut-être la moins obscure de celles que nous citerons, serait le premier exemple d'intuition instantanée qu'on appelle au Japon satori ; elle équivaut à ce que nous sentons en trouvant soudain la réponse à une énigme, la drôlerie d'une plaisanterie ou la solution d'un problème.

Une des sectes chinoises fut celle de Ch'an (méditation), qui passa au VI ème siècle au Japon, où elle prit le nom de Zen.

Nos habitudes mentales obéissent aux concepts de sujet et d'objet, de cause et d'effet, de probable et d'improbable et à d'autres schémas d'ordre logique qui nous paraissent évidents; une méditation, qui peut durer de longues années, nous délivre de ces schémas et nous prépare à cette illumination soudaine : le satori.

Mettre en doute le langage, les sensations, la réalité de son propre passé et de celui d'autrui, et même l'existence du Bouddha, sont quelques-unes des disciplines que doit s'imposer l'adepte. Dans certains monastères, les images du Maître servent à alimenter le feu; les écritures saintes ont une fin des plus malpropres. Tout ceci peut être rapproché de la sentence biblique : « La lettre tue, mais l'esprit vivifie « (Cor. 3-8).

Pour provoquer le satori, la méthode la plus courante est l'emploi du koan, qui consiste à poser une question et lui faire une réponse qui s'écarte des lois de la logique.

L'exemple classique est attribué à divers maîtres. A l'un d'eux on demanda : « Qu'est-ce que le Bouddha? »; il répondit : « Trois livres de lin. » Les commentateurs font remarquer que la réponse n'est pas symbolique. On demanda à un autre : « Pourquoi le Premier Patriarche vint-il de l'ouest? »; la réponse fut : « Le cyprès dans le jardin. »

Les disciples de Po-Chang furent si nombreux qu'il dut fonder un autre monastère. Pour trouver qui mettre à la tête, il les réunit tous, leur montra une cruche et leur dit : « Sans employer le mot cruche, dites-moi ce que c'est. » Le prieur répondit : « Ce n'est pas un morceau de bois. » Le cuisinier, qui regagnait sa cuisine, donna un coup de pied dans la cruche et passa son chemin. C'est à lui que Po-Chang confia le monastère.

Plus intéressante sans doute est l'histoire de Toyo, qui à l'âge de douze ans, voulut recevoir l'enseignement du maître Mokurai. Celui-ci commence par le renvoyer étant donné son jeune âge; l'enfant insiste et Mokurai lui dit : « Tu peux entendre le bruit de deux mains qui applaudissent. Montre-moi maintenant comment applaudit une seule main. » Toyo se retira dans sa chambre et, tout en méditant, il entend la musique de ses voisines les geishas. « J'ai trouvé! » pensa-t-il. Le lendemain, quand son maître l'interroge, Toyo lui chante la musique des geishas. « Non, lui dit le maître, ce n'est pas là le bruit d'une main. » Toyo cherche un endroit plus tranquille et il entend de l'eau qui s'égoutte. « J'ai trouvé! » pense-t-il. Le lendemain, il imite devant Mokurai le bruit de l'eau; Mokurai lui dit : « Ceci ressemble au bruit de l'eau, mais non à l'applaudissement d'une main. Essaye une fois encore. »

Mokurai écoute et refuse le sifflement du vent, le cri de la chouette, le chant des grillons et bien d'autres bruits. Pendant une année, Toyo réfléchit à ce que peut être le bruit d'une seule main qui applaudit. Il finit par aller trouver son maître et lui dit : « Je suis fatigué d'écouter et d'imiter et j'en suis arrivé au son qui n'a pas de son. » Le maître lui répond : « Tu as trouvé. »

La suite donc sur le bouddhisme zen au prochain numéro comme dans les romans-feuilletons du dix-neuvième siècle ou dans les séries télévisées américaines actuelles. Amicales salutations.