Un roman de Jean-Patrick
Manchette
En l’an 2000, j’ai publié un livre sur un
auteur « révolutionnaire », Jean-Patrick Manchette.
Face à la crise que nous connaissons
aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement
d’actualité. Voilà pourquoi, j’ai décidé de partager avec vous l’essentiel de
mon étude sur cet auteur à travers plusieurs articles de ce blog.
« Manchette lui-même s'est
interrogé dans ses chroniques pour Charlie mensuel et Polar sur la genèse de ce
nouveau courant policier. Reprenant les arguments développés par les marxistes,
il considère que, dans toute société, la superstructure (production littéraire,
idéologie, religion, etc.) est déterminée par l'infrastructure (conditions de
production et de vie matérielle). Le roman noir exprime le désarroi du peuple
des Etats-Unis face à la corruption et à l'échec de toutes les tentatives
révolutionnaires des années 20, donc au règne du capitalisme triomphant qui ne
connaît aucun contrepoids à son pouvoir à la fois démesuré et pervers :
« Aux salopiots qui occupent le terrain,
tout le terrain du monde, dont ils ont fait le marché mondial et le lieu de
leur guerre des gangs, ne s’opposent plus que des groupes minuscules ou des
individus isolés, vaincus provisoirement, parfois patients, parfois amers et
désespérés. [...] Dans la littérature américaine, ça donne le polar, ça donne
le privé.
Le polar est la grande littérature
morale de notre époque. » (Charlie mensuel n°108, janvier 1978)
Le nouveau polar s’installe dans des
conditions quelque peu identiques. La « Révolution » de mai 68 a échoué. Les
forces capitalistes ont repris le dessus et ceux qui désiraient le grand
chambardement en gardent la bouche amère. Les romans policiers noirs ne
reflètent plus du tout l’état de cette société et les sentiments de la nouvelle
génération; les histoires de truands et de combines louches du milieu parisien
mille fois ressassées saturent le marché du polar et chloroforment le lecteur.
Et puis,... en 1971 paraissent en Série Noire quatre livres totalement
novateurs à la fois par leur écriture et par leurs thèmes : Laissez bronzer les
cadavres ! et L’Affaire N’Gustro de Jean-Patrick Manchette (dont ce sont les
premiers romans policiers, Laissez bronzer les cadavres ! étant écrit en
collaboration avec Jean-Pierre Bastide), La Divine surprise d’A.D.G. (là aussi
une première œuvre en Série Noire) et Luj Inferman et la Cloducque de Pierre
Siniac. Les caractéristiques communes à ces quatre livres sont d’abord une
écriture très travaillée mais aussi tout à fait originale. Manchette, dans
Laissez bronzer les cadavres !, joue sur les focalisations, faisant à plusieurs
reprises percevoir la même scène par trois personnages différents. On y trouve
des allusions à Baudelaire, Leiris, Reich ou Trotsky.
De même L’Affaire
N’Gustro est construite selon un schéma complexe, comprenant des extraits de jugements
des différents protagonistes, des notes prises par une jeune femme qui a vécu
avec le héros, Jacquie Gouin, et la transcription d’un enregistrement sur
magnétophone des souvenirs de celui-ci écouté par celui qui l’a fait
assassiner, le Maréchal George Clémenceau Oufiri. La confession du héros est
régulièrement interrompue soit par la description d’un coït d’un subordonné du maréchal,
le général Jumbo, soit par une bagarre stupide avec celui-ci, soit même par des
conversations philosophiques sur Hegel ou l’état du monde.
Les allusions
littéraires pullulent, Sartre étant mis en scène de façon à la fois explicite
et parodique, et le nom du héros de La Chartreuse de Parme, Fabrice del Dongo,
apparaissant sur une boîte aux lettres ! Le style d’A.D.G. est très différent
mais tout aussi inédit. Il utilise un argot fleuri et stylisé, proche de celui
de Céline, beaucoup plus créatif et décapant que celui de ses prédécesseurs.
Pierre Siniac, quant à lui, qui poursuit une œuvre déjà entamée depuis quelques
années à la Série Noire, multiplie les jeux de mots et les références
littéraires et cinématographiques.
Les thèmes aussi sont tout autres : en
même temps que cette recherche sur le langage et ce goût du référentiel et de
la parodie, il y a chez ces auteurs un désir violent de dénoncer une société
qui est pour eux radicalement mauvaise et qui fait l’objet d’un consensus mou à
la fois dans la littérature dite classique et dans le roman policier. A.D.G. porte
un coup terrible à la vision respectable qu’avaient certains de ses devanciers
du monde des truands et d’un prétendu code du milieu dans son roman La Divine
Surprise. « J’ai approché des malfrats d’assez près... et je me suis rendu
compte qu’il ne fallait surtout pas magnifier ces gens-là : ce sont pour la
plupart de sombres idiots, inconséquents, stupides, qui se servent de la gloire
que certains auteurs — comme Auguste Le Breton et José Giovanni — leur ont
créée. » Ces propos tenus par l’auteur dans une interview au Journal de la
Sologne sont très révélateurs de la mentalité nouvelle, à la fois volonté de
rupture avec les institutionnels de la Série Noire et désir de coller à la
réalité pour la dénoncer de manière plus pertinente. A.D.G. (dont le vrai nom
est Alain Fournier) a par la suite révélé qu’il avait eu recours pour la
première fois à ce pseudonyme, ayant écrit un roman et des poèmes sous d’autres
noms, par mesure de prudence parce que « l’action se passait dans un milieu
marseillais avec des gens qui existaient ».
De la même façon, L’Affaire
N’Gustro de Manchette fait ouvertement référence à l’affaire Ben Barka. Une
critique sociale virulente sous-tend donc ce réalisme exacerbé. Pour Manchette,
il y a collusion entre les sphères du pouvoir, du journalisme et de la
politique, les services secrets et la police. L’individu devient un pion
manipulé dans un monde dont il a perdu les clés, un monde violent et sans
pitié. D’ailleurs, les héros ne sont plus seulement des gangsters, mais aussi
des citoyens ordinaires, paumés dans cet univers absurde : artistes déchus,
jeunes sans repères, bourgeois sans moralité, paysans criminels et
calculateurs, tous minables, tous au bout du rouleau. Manchette définira
lui-même le polar comme un « roman d’intervention sociale très violent ».
Voilà. C’est tout pour le moment.
Amitiés à tous.
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