Le livre dont est extrait ce passage.
Dans son livre, Émile
ou De l’éducation (1762),
Jean-Jacques Rousseau décrit le tour d’un magicien, joueur de gobelets,
auquel assiste un enfant, Emile, avec son professeur, et auquel il participe.
« Depuis longtemps nous nous étions aperçus, mon élève
et moi, que l’ambre, le verre, la cire, divers corps frottés attiraient les
pailles, et que d’autres ne les attiraient pas. Par hasard nous en trouvons un
qui a une vertu plus singulière encore ; c’est d’attirer à quelque distance, et
sans être frotté, la limaille et d’autres brins de fer. Combien de temps cette
qualité nous amuse, sans que nous puissions y rien voir de plus ! Enfin nous
trouvons qu’elle se communique au fer même, aimanté dans un certain sens. Un
jour nous allons à la foire ; un joueur de gobelets attire avec un morceau de
pain un canard de cire flottant sur un bassin d’eau. Fort surpris, nous ne
disons pourtant pas : c’est un sorcier ; car nous ne savons ce que c’est qu’un
sorcier. Sans cesse frappés d’effets dont nous ignorons les causes, nous ne
nous pressons de juger de rien, et nous restons en repos dans notre ignorance
jusqu’à ce que nous trouvions l’occasion d’en sortir.
De retour au logis, à force de parler du canard de la foire,
nous allons nous mettre en tête de l’imiter : nous prenons une bonne aiguille
bien aimantée, nous l’entourons de cire blanche, que nous façonnons de notre
mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse le corps et que la
tête fasse le bec. Nous posons sur l’eau le canard, nous approchons du bec un
anneau de clef, et nous voyons, avec une joie facile à comprendre, que notre
canard suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceau de
pain. Observer dans quelle direction le canard s’arrête sur l’eau quand on l’y
laisse en repos, c’est ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à
présent, tout occupés de notre objet, nous n’en voulons pas davantage.
Dès le même soir nous retournons à la foire avec du pain
préparé dans nos poches ; et, sitôt que le joueur de gobelets a fait son tour,
mon petit docteur, qui se contenait à peine, lui dit que ce tour n’est pas
difficile, et que lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot : à
l’instant, il tire de sa poche le pain où est caché le morceau de fer ; en
approchant de la table, le cœur lui bat ; il présente le pain presque en
tremblant ; le canard vient et le suit ; l’enfant s’écrie et tressaillit
d’aise. Aux battements de mains, aux acclamations de l’assemblée la tête lui
tourne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant l’embrasser, le
féliciter, et le prie de l’honorer encore le lendemain de sa présence, ajoutant
qu’il aura soin d’assembler plus de monde encore pour applaudir à son habileté.
Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur-le-champ je lui ferme
la bouche, et l’emmène comblé d’éloges.
L’enfant, jusqu’au lendemain, compte les minutes avec une
risible inquiétude. Il invite tout ce qu’il rencontre ; il voudrait que tout le
genre humain fût témoin de sa gloire ; il attend l’heure avec peine, il la
devance ; on vole au rendez-vous ; la salle est déjà pleine. En entrant, son
jeune cœur s’épanouit. D’autres jeux doivent précéder ; le joueur de gobelets
se surpasse et fait des choses surprenantes. L’enfant ne voit rien de tout cela
; il s’agite, il sue, il respire à peine ; il passe son temps à manier dans sa
poche son morceau de pain d’une main tremblante d’impatience. Enfin son tour
vient ; le maître l’annonce au public avec pompe. Il s’approche un peu honteux,
il tire son pain... Nouvelle vicissitude des choses humaines ! Le canard, si
privé la veille, est devenu sauvage aujourd’hui ; au lieu de présenter le bec,
il tourne la queue et s’enfuit ; il évite le pain et la main qui le présente
avec autant de soin qu’il les suivait auparavant. Après mille essais inutiles
et toujours hués, l’enfant se plaint, dit qu’on le trompe, que c’est un autre
canard qu’on a substitué au premier, et défie le joueur de gobelets d’attirer celui-ci.
Le joueur de gobelets, sans répondre, prend un morceau de
pain, le présente au canard ; à l’instant le canard suit le pain, et vient à la
main qui le retire. L’enfant prend le même morceau de pain ; mais loin de
réussir mieux qu’auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des
pirouettes tout autour du bassin : il s’éloigne enfin tout confus, et n’ose
plus s’exposer aux huées.
Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que
l’enfant avait apporté, et s’en sert avec autant de succès que du sien : il en
tire le fer devant tout le monde, autre risée à nos dépens ; puis de ce pain
ainsi vidé, il attire le canard comme auparavant. Il fait la même chose avec un
autre morceau coupé devant tout le monde par une main tierce, il en fait autant
avec son gant, avec le bout de son doigt ; enfin il s’éloigne au milieu de la
chambre, et, du ton d’emphase propre à ces gens-là, déclarant que son canard
n’obéira pas moins à sa voix qu’à son geste, il lui parle et le canard obéit ;
il lui dit d’aller à droite et il va à droite, de revenir et il revient, de
tourner et il tourne : le mouvement est aussi prompt que l’ordre. Les
applaudissements redoublés sont autant d’affronts pour nous. Nous nous évadons
sans être aperçus, et nous nous renfermons dans notre chambre, sans aller
raconter nos succès à tout le monde comme nous l’avions projeté.
Le lendemain matin l’on frappe à notre porte ; j’ouvre :
c’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que
nous avait-il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter
son gagne-pain ? Qu’y a-t-il donc de si merveilleux dans l’art d’attirer un
canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la subsistance d’un
honnête homme ? Ma foi, messieurs, si j’avais quelque autre talent pour vivre,
je ne me glorifierais guère de celui-ci. Vous deviez croire qu’un homme qui a
passé sa vie à s’exercer à cette chétive industrie en sait là-dessus plus que
vous, qui ne vous en occupez que quelques moments. Si je ne vous ai pas d’abord
montré mes coups de maître, c’est qu’il ne faut pas se presser d’étaler
étourdiment ce qu’on sait ; j’ai toujours soin de conserver mes meilleurs tours
pour l’occasion, et après celui-ci, j’en ai d’autres encore pour arrêter de
jeunes indiscrets. Au reste, messieurs, je viens de bon cœur vous apprendre ce
secret qui vous a tant embarrassés, vous priant de n’en pas abuser pour me
nuire, et d’être plus retenus une autre fois.
Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec la
dernière surprise qu’elle ne consiste qu’en un aimant fort et bien armé, qu’un
enfant caché sous la table faisait mouvoir sans qu’on s’en aperçût.
L’homme replie sa machine ; et, après lui avoir fait nos
remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un présent ; il le refuse.
« Non, messieurs, je n’ai pas assez à me louer de vous pour accepter vos dons ;
je vous laisse obligés à moi malgré vous ; c’est ma seule vengeance. Apprenez
qu’il y a de la générosité dans tous les états ; je fais payer mes tours et non
mes leçons. »
En sortant, il m’adresse à moi nommément et tout haut une
réprimande. J’excuse volontiers, me dit-il, cet enfant ; il n’a péché que par
ignorance. Mais vous, monsieur, qui deviez connaître sa faute, pourquoi la lui
avoir laissé faire ? Puisque vous vivez ensemble, comme le plus âgé vous lui
devez vos soins, vos conseil ; votre expérience est l’autorité qui doit le
conduire. En se reprochant, étant grand, les torts de sa jeunesse, il vous
reprochera sans doute ceux dont vous ne l’aurez pas averti.
Il part et nous laisse tous deux très confus. Je me blâme de
ma molle facilité ; je promets à l’enfant de la sacrifier une autre fois à son
intérêt, et de l’avertir de ses fautes avant qu’il en fasse ; car le temps
approche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit
succéder à la complaisance du camarade ; ce changement doit s’amener par degrés
; il faut tout prévoir, et tout prévoir de fort loin.
Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le tour
dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec un profond respect notre
bateleur Socrate ; à peine osons-nous lever les yeux sur lui : il nous comble
d’honnêtetés, et nous place avec une distinction qui nous humilie encore. Il
fait ses tours comme à l’ordinaire ; mais il s’amuse et se complaît longtemps à
celui du canard, en nous regardant souvent d’un air assez fier. Nous savons
tout, et nous ne soufflons pas. Si mon élève osait seulement ouvrir la bouche,
ce serait un enfant à écraser. »
Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.
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