Ce texte est la suite de celui-ci. Il est inspiré par un article du journal « Psychologies ».
« Tant qu’elles voltigeaient autour de mes
oreilles, mes belles anglaises avaient permis à ma mère de refuser l’évidence de ma
laideur. Il fallut qu’elle s’avouât la vérité. Mes cheveux coupés, je suis devenu laid comme un crapaud. » Dans Les Mots (Gallimard, “Folio”), son récit autobiographique,
Jean-Paul Sartre accorde une large place à son premier rendez-vous dans un
salon de coiffure, à 7 ans. C’est probablement ce jour-là, en effet, que son
avenir s’est mis en place. D’un mot, son être venait d’être défini : laideur.
Toutefois, pour s’en protéger et
asseoir son estime de soi, il gardera ancré en lui le souvenir d’avoir été
idolâtré par son grand-père. Et avouera sans fausse pudeur s’être toujours
senti « indispensable à l’univers ». Sans doute est-ce cette surévaluation de
son être qui l’autorisera à devenir un grand penseur adulé par de belles
femmes.
Mais jusqu’à quel point Sartre
percevait-il son apparence disgracieuse ? Un individu peut-il s’observer avec
objectivité, c’est-à-dire s’appréhender comme un objet extérieur ? Chacun de
nous devrait être la personne la mieux placée pour se voir tel qu’il est. Qui
de plus proche de moi que moi, en effet ? Or ce n’est pas le cas. « L’ego est
toujours un alter ego. Même si j’imagine être « moi », je suis à
jamais séparé de moi », affirme Jacques Lacan dans ses Écrits (Points, « Essais »). En 1903, Paul Sollier,
neurologue et psychologue, connu pour avoir soigné la dépression de Marcel
Proust, évoquait une bien curieuse pathologie. Il s’agissait d’une forme
particulière d’hystérie touchant des jeunes femmes incapables de se percevoir
dans un miroir. Un psychanalyste moderne aurait interprété ce phénomène comme
un mécanisme de défense pour éviter de regarder la réalité en face, mais la
psychanalyse n’en était, à l’époque, qu’à ses balbutiements.
Notre « vrai » corps n’est pas
celui, biologique, objectif, que soigne la médecine. Nous vivons dans un «
corps libidinal », modelé par les paroles et les regards des premiers adultes
qui se sont occupés de nous, assure Lacan (Le
Séminaire, Encore, Points, « Essais »). Dans L’Être et le Néant (Gallimard, « Tel »), Jean-Paul Sartre
précise : « Autrui me regarde et, comme
tel, il détient le secret de mon être, il sait ce que je suis : ainsi le sens
profond de mon être est hors de moi. »
Les propos du philosophe rejoignent
les observations cliniques des spécialistes de la première enfance. « À un
moment, le bébé regarde autour de lui, note Winnicott. Et ce qu’il regarde en
premier lieu est le visage de sa mère. Que voit-il ? Il voit qu’elle le
regarde. Il lit ce qu’il est – pour elle. Et il en déduit que quand il regarde,
il est vu. Donc, il existe. Les enfants humains ne peuvent commencer à être que
s’ils bénéficient de soins appropriés. »
Dans son essai Les Vilains Petits Canards (Odile Jacob,
« Poche »), Boris Cyrulnik nous explique comment, à l’époque du
dictateur Ceauşescu, les petits laissés pour compte dans les orphelinats
roumains, privés d’attention et de mots, n’accédaient jamais au statut
d’humains capables de dire « Je ». De plus, constate Alessandra Lemma,
psychologue et psychanalyste spécialisée dans les troubles de l’image de soi, «
le regard maternel peut être fait de dégoût, il peut être absent, il peut être
le lieu de projections haineuses, hostiles. Et pour le bébé, cette laideur,
cette méchanceté, deviennent siennes ». Ses amis, ses partenaires pourront toujours lui répéter à quel
point il est charmant, quelqu’un de bien, il n’en démordra pas.
Nous sommes tous persuadés que
notre corps nous appartient. Sur le plan biologique, c’est vrai, forcément. Or,
parfois, sans le savoir, nous continuons de vivre dans une enveloppe charnelle
qui, symboliquement, n’est pas nôtre. Selon Alessandra Lemma, c’est le cas des personnes ayant grandi
aux côtés de parents très narcissiques, ne voyant en leurs petits que des
prolongements du corps parental. Il y a là « un corps pour deux ». Ces
pères et mères obsédés par l’apparence (à commencer par la leur) ont besoin
d’admirer leurs enfants, de surinvestir leurs corps et ne supportent pas les
traits physiques ou de caractère ne cadrant pas avec leurs idéaux personnels –
« Si tu avais des yeux bleus, tu serais plus jolie », « Sans ton nez épais, tu
serais parfait ». En grandissant, l’individu continuera à se voir, à se juger à
l’aune de ce regard sans indulgence. Les personnes qui s’acceptent sans trop de
problèmes ne sont pas forcément objectivement plus séduisantes, ni plus
intelligentes, ni meilleures moralement. « Elles se voient à travers des
lunettes roses, elles ont une vision bienveillante d’elles-mêmes transmise par
un entourage qui a su les contempler avec des yeux aimants », poursuit
Alessandra Lemma.
Nous sommes habités par « un
sentiment de continuité de l’existence » – pour reprendre l’expression du
pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott –, qui nous permet de ne pas
douter de notre être. Pourtant, dans les moments de crise, dans toutes les
situations où nos perceptions sont altérées, nous nous sentons captifs d’une
enveloppe corporelle étrangère. Cela, parce que l’image que nous contemplons
dans le miroir ou la personne que nous croyons être sont des constructions
mentales.
Quant au moi, il ne possède pas
davantage de réalité objective. C’est une coquille vide, remplie par les
identifications aux êtres aimés de la première enfance, puis par les modèles
successifs et idéaux adoptés au cours de la vie. Lacan assimilait la croyance
en un ego autonome, libre, à une pure folie, rejoignant les bouddhistes pour
qui il n’est qu’illusion. Tels les prisonniers condamnés à ne voir que des
ombres qu’ils prennent pour la réalité, nous sommes subjugués par des
représentations fallacieuses de nous-mêmes. Selon
Carl G. Jung, pour nous adapter aux attentes de la société, nous nous
dissimulons sous des masques (la persona) : nous faisons nôtres des conduites
que nous savons valorisées pour paraître bons et aimables. Nous nous
définissons par notre situation familiale, nos diplômes, notre profession,
faisant taire nos aspirations les plus profondes. Raison pour laquelle, lorsque
la façade s’écroule – à l’occasion d’un accident de la vie, licenciement,
divorce –, nous sommes désorientés. Nous ne savons pas être nous !
Suis-je lâche ? Courageux ?
Pendant la guerre, aurais-je été collabo ou résistant ? Les journaux intimes,
les exercices d’introspection n’ont d’autre but que cette quête de soi qui se
heurte toujours à un moment ou un autre au mur de l’inconscient – cette partie
obscure où nous reléguons les pensées, les désirs, les fantasmes, susceptibles
d’altérer, de rabaisser l’image que nous avons de nous et que nous voulons
offrir au monde. C’est souvent à l’épreuve des faits, sans l’avoir décidé, que
nous nous révélons à nous-mêmes.
Mais est-il si intéressant de se
contempler avec objectivité ? De nombreux chercheurs en psychologie positive
constatent que les individus qui se voient plus beaux et intelligents qu’ils ne
le sont, tendent à être plus heureux que ceux qui s’efforcent d’être lucides et
de porter un jugement critique sur eux-mêmes. À condition de ne pas trop
s’aveugler, une certaine forme d’idéalisation de soi, de son existence,
aiderait à vivre mieux. Peut-être d’ailleurs le monde est-il plus coloré et
doux pour ceux qui pensent a priori avoir droit à une place agréable.
Voilà. C’est tout pour le moment. Amitiés à tous.
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