Un autre roman de
Jean-Patrick Manchette.
Face à la crise que nous connaissons
aujourd’hui, ses analyses sur notre société me paraissent être totalement
d’actualité. Ici, son sens de l’humour et de la parodie excellent à décrire des
situations analogues à celle que nous vivons en ce moment. Voilà pourquoi, j’ai
décidé de partager avec vous l’essentiel de mon étude sur cet écrivain à travers
plusieurs articles de ce blog.
« HUMOUR ET PARODIE
Manchette s’est expliqué à ce sujet. De
propos délibéré, il a choisi le roman policier pour pouvoir faire passer son
message de critique sociale et contourner les défenses de la bourgeoisie.
Cependant, son propos risquait vite de devenir austère pour le lecteur moyen,
surtout, comme nous l’avons vu, du fait de l’utilisation d’un style impassible
et sans rhétorique. Manchette emploie donc une arme universelle, ce qui n’a pas
toujours été assez souligné, l’humour !
Pour cela, il s’attaque d’abord à des
valeurs fortes, l’Art, les sphères du pouvoir, la police, pour montrer le
ridicule de leur idéologie ou leur univers pitoyable. Il pratique un humour
froid et décalé par rapport à sa propre narration et aux codes du roman
policier, codes que le lecteur amateur connaît parfaitement. Cela crée entre
l’auteur et celui-ci un esprit de connivence, une complicité, sorte de jeu
intellectuel qui fait partie du plaisir de la lecture dans l’œuvre de
Manchette.
Le ridicule : jeu de massacre sur les valeurs établies
Dès Laissez bronzer les cadavres !,
Manchette s’en prend par le biais de l’humour à tout ce qui est considéré comme
sacré ou intouchable dans la société.
D’abord l’Art. Luce, artiste-peintre sur
le retour, a des théories complètement abracadabrantes sur la création et la
peinture qui font sourire le lecteur. Celles-ci sont une dégénérescence des
principes de l’art abstrait. Ainsi quand Gros réalise un tableau en tirant au
pistolet, Luce lui dit:
« C’est la spontanéité qui fait la
valeur d’une création.
— Quoi? demanda Gros.
— Tire, tire ; t’occupe pas de ce que je
raconte. Tire. » (p. 8)
Les intellectuels, d’une façon générale,
sont tournés en dérision à la fois du fait de leur prétention et du vide de
leur pensée :
« S’il avait été intelligent, il aurait
eu quelque chose de stirnerien, si vous voyez ce que je veux dire. Mais il
n’était pas intelligent. » (L’Affaire N’Gustro, p. 7)
« L’homme, dit le colonel Jumbo qui a
étudié Hegel quand il allait à la Sorbonne ; l’être négatif qui est uniquement
dans la mesure où il détruit l’être. » (L’Affaire N’Gustro, p. 63)
Théories fumeuses, verbiages, citations
plaquées dans la conversation, stéréotypes mentaux, tel est le lot de
l’intelligentsia dans la plupart des romans.
De même Manchette se moque des hautes
sphères du pouvoir, de la bourgeoisie et de sa prétention ennuyeuse dans Nada
en la personne de la femme de l’ambassadeur Pointdexter.
« [...] on s’accordait à la trouver
belle et racée dans le milieu des peine-à-jouir. Elle s’ennuyait beaucoup tout
le temps depuis plus de quarante ans. Ils formaient un couple distingué. Ils
faisaient chambre à part. Ils faisaient caca deux fois par jour. » (chap. 11)
La police aussi est allègrement ridiculisée par l’humour corrosif de l’auteur. La sagacité du gendarme Roux lui
fait dire au sujet des hommes qui ont commis le hold-up:
« Ils sont loin, si vous voulez mon
avis, conclut-il. » (p. 56)
Seul l’idiot du village est un
admirateur des gendarmes :
« La profusion des uniformes le
ravissait. Il bavait de plaisir. » (p. 248)
Même les truands sont mis à mal en des
passages hilarants. Luce demande à Rhino si le métier de gangster est d’un bon
rapport:
« Combien gagnez-vous par an ? demanda
Luce.
— Il y a des frais, dit sèchement Rhino.
» (p. 238)
Un humour décalé
Si l’humour de Manchette fonctionne si
bien, c’est aussi qu’il est employé de façon imperturbable (sans commentaires
comme le reste) et de façon décalée. L’auteur se moque de lui-même, de son
propre roman, du genre qu’il investit, de ses scènes et de ses personnages stéréotypés.
Laissez bronzer les cadavres ! est
bourré de ces clins d’œil narratifs. Ainsi la chemise de Gros est tachée par
le sang d’un animal et il a droit à cette fine remarque (alors qu’il vient
d’assassiner des gens dans un hold-up) :
« Cela vous va bien, dit Luce. » (p. 35)
De même quand il s’agit de tuer un
animal:
« Je ne saurais pas les tuer, dit Luce.
— Moi, je saurais.
— J’imagine. Cela vous irait très bien.
» (p. 36)
Cette forme d’humour culmine dans La
Position du tireur couché, le dernier roman policier de Manchette, sans doute
aussi le plus décalé et le plus parodique. Le titre même est un clin d’œil.
Terrier, devenu minable serveur de brasserie, abandonné par celle qu’il a toujours
aimée, Anne Freux, harcelé par les jeunes gens du village quand il s’adonne à
l’alcool, ne trouve la paix que dans le sommeil quand il prend inconsciemment «
la position du tireur couché ». Cette scène finale, qui donne son titre au
livre, procédé qu’appréciait particulièrement Chandler (cf. Le Grand sommeil),
est aussi un aboutissement dans l’art du clin d’œil au lecteur.
Tout au long du roman des indices
avaient été donnés de cette autodérision, de cette distance par rapport au genre
lui-même :
« Vous lisez trop de romans policiers,
dit Terrier en riant. » (à un chauffeur de taxi qui lui dit qu’on les suit.)
(chap. 13)
Distance vis-à-vis des personnages
également, comme dans la superbe scène avec le réceptionniste où celui-ci décrit
à Terrier avec une précision clinique tout ce qu’il a vu sur vingt-cinq lignes
à la fa¬çon d’un personnage de Conan Doyle et conclut ainsi :
« Je ne sais pas quoi dire. [...]
Je crains de ne pas me rappeler
grand-chose d’autre, en fait. Je ne suis pas très observateur et je n’ai pas
fait très attention. » (chap. 9)
Jeux sur les mots
Il y a parfois dans les romans de
Manchette de superbes calembours qui, noyés dans le roman, pourraient passer
inaperçus (« La nuit blanche a fourbu le nègre. » L’Affaire N’Gustro, p. 205)
ou alors des comparaisons hilarantes (« Il avait l’air aussi artiste qu’un
régiment étranger de parachutistes. » Morgue pleine, chap. 19).
L’auteur sait aussi user à la perfection
du comique de répétition et certaines scènes ne sont pas sans rappeler Molière.
Ainsi, Gérard Sergent, qui est au courant des activités de semi-prostitution de
sa sœur répète à plusieurs reprises cette réplique à Tarpon : « elle est restée
pure. » (Morgue pleine, chap. 9)
Tous ces procédés font naître chez le
lecteur attentif une jubilation encore accrue par la découverte qu’il fait
d’un monde totalement personnel.»
Voilà. C’est tout pour le moment.
Amitiés à tous.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire