En ces temps troublés, pour échapper à la morosité ambiante, j'ai décidé de
publier des textes que j'avais rédigés sur celui qui est pour moi le plus grand
des auteurs de science-fiction (à égalité avec Philip K. Dick), Roger Zelazny.
2) Un auteur comblé
Après 1969, Roger Zelazny s'installe dans sa
nouvelle vie, plus stable et tranquille. Il lui naît deux fils et une fille :
Devin, en 1971, Jonathan Trent en 1976, puis Shannon en 1979. En 1975, la
famille déménage à Santa-Fe au Nouveau Mexique. Les lectures de notre auteur
s'infléchissent quelque peu vers la physique et les mathématiques, dans le
temps où il introduit de plus en plus d'éléments directement scientifiques dans
ses textes. II s'intéresse aussi à la médecine à l'occasion de problèmes de
santé qui l'amènent à réfléchir à son corps. En 1977, il vient en France avec
sa famille, invité par Philippe Hupp au festival de science-fiction de Metz,
mais sa présence est tout à fait éclipsée par celle de Philip K. Dick qui s'est
enfin décidé au même moment à sortir des U.S.A. Un événement que le public de
Metz ne manque pas, qui n'a d'yeux que pour Dick. Nous n'avons ainsi pas su
vraiment profiter de la présence de Zelazny qui se retirait facilement au sein
de son groupe familial et ne faisait rien pour être remarqué, à l'inverse
d'Harlan Ellison, présent lui aussi.
De la carrière de Zelazny après 1969, nous
retiendrons quelques œuvres marquantes : Le Maître des ombres, Aujourd'hui,
nous changeons de visage, Repères sur la route et surtout le cycle
des Princes d’Ambre. En dehors de ces œuvres, deux points sont à noter :
l'accès de l'auteur aux marchés de prestige, avec la parution de quelques
textes dans le Saturday Evening Post ; le retour d'un de ses romans à la
faveur de la critique avec L'Œil du chat. Le Maître des ombres
est un texte inspiré de Jack Vance — le héros se nomme Jack des ombres — et qui
rappelle Cugel l'astucieux en plus glauque. II raconte l'histoire d'une
planète immobile, coupée en deux entre la terre du soleil toujours au zénith,
où la science règne en maître, et la face nocturne du monde livrée à la
sorcellerie. De l'une à l'autre erre Jack des ombres, qui tire sa force de la
rencontre entre 1a lumière et l'obscurité des objets. Ce sera lui qui permettra
au globe de se remettre en mouvement pour rétablir l'harmonie des éléments en
opposition. Roger Zelazny se souvient de ce roman comme un de ses plus
agréables à écrire, car — contrairement à ses habitudes — il avait
soigneusement préparé le plan de l'action et les personnages prenaient de
l'autonomie au fil des pages : mouvement et structure associés. « Quand on arrive
à un certain point de la ligne narrative, si on continue de suivre complètement
cette ligne, l'histoire perd toute vie et devient quelque chose de mort. Il
faut donc s'en éloigner ; et la raison qui y pousse, c'est qu'à ce moment tes
personnages semblent prendre une vie propre, et qu'ils deviennent alors un peu
plus grands que nature... » (In Patrice Duvic, 1971). Les vingt dernières pages
du livre sont même écrites d'un trait. Le seul reproche esthétique que l'on
puisse faire au Maître des ombres une fois acceptées ses prémisses
d'heroic fantasy — réside dans la dernière partie hâtive d'un livre relativement
court. Roger Zelazny le sait, qui écrit : « Je pense aujourd'hui que j'aurais dû télescoper
un peu l'action du premier tiers pour étoffer la fin. Cela aurait produit une
impression générale plus forte » (in: R. Geis, 1973).
Aujourd'hui, nous changeons de visage échappe
aux difficultés de construction qui atteignent les livres précités. Extrêmement
bien charpenté, dédié à Philip K. Dick, au thème van vogtien, il conte
l'aventure d'un des nombreux immortels de Roger Zelazny. Cette fois, il s'agit
d'un homme transformé en circuit homéostatique autorégulateur. A chaque nœud
important du temps existe quelqu’un dont les actes sont intimement prévus à l'avance :
il prendra des décisions, mettra en jeu des forces qui amèneront une inflexion
dans l'histoire de l'humanité. A côté de lui rôde un double obscur de lui-même,
un clone négatif, chargé de contrebalancer les effets de sa monomanie. Ensemble,
ils forment sans le savoir un système conflictuel et oscillant, mais en
équilibre actif, qui guide l'Homme. Zelazny est ici très à l'aise dans une
intrigue extrêmement complexe qui développe un de ses thèmes favoris : la
toute-puissance d'un personnage contrecarrée par un adversaire qui se révèle
être un double maléfique. Le procédé a été employé par G.K. Chesterton dans Un
nommé Jeudi (1908), en science-fiction par A. E. Van Vogt dans A la
poursuite des Slans (1940). Toute la subtilité de Zelazny réside en ce que
le maléfique n'est que l'expression d'un point de vue opposé sur le monde et
qu'il soit quelquefois nécessaire que le « mal » triomphe pour que le corps
social survive.
Voilà. C'est tout pour le moment. Amitiés à tous.
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