Les œuvres pas tout à fait complètes de Jorge Luis Borges
Pour clore
cette série d’articles sur Borges et le bouddhisme, j’en reviens à deux points
déterminants. Ce n’est pas par hasard si l’écrivain argentin publie son
livre en 1976 Qu’est-ce que le bouddhisme ?. Il est passionné de philosophie, de métaphysique, de
religion et le bouddhisme, pour diverses raisons, est la religion qui le
captive, qui l’intrigue le plus, qui lui paraît la plus proche de la vérité.
Comme je vais le montrer, il l’abordera à sept reprises dans sa vie d’écrivain
(sans parler des moments où il effleure le sujet comme dans « Le temps
circulaire » d’Histoire de l’éternité). Mais surtout ce n’est pas une chose négligeable que cette
religion soit abordée par un des plus grands intellectuels de notre temps. Je
rappelle que Borges a été cité dans The Western Canon d’Harold Bloom, un des critiques importants actuellement,
comme étant un des dix-sept auteurs faisant partie du canon occidental (avec
notamment Cervantes et Shakespeare…). Je tiens à mentionner aussi qu’il a été
présumé plusieurs fois pour le prix Nobel mais qu’il ne l’a pas obtenu,
apparemment pour cause de pensée excessivement anti-conformiste.
Pour que le
lecteur ait une grande clarté de l’itinéraire de Borges par rapport au
bouddhisme, je mentionnerai de manière chronologique les sept moments où il a
abordé cette religion. C’est important parce qu’un des textes n’est pas traduit
en français, « La personalidad y el buddha » et un autre « Futilité
du culte du moi » n’est accessible que dans les œuvres complètes de la
collection « La Pléïade » de Gallimard.
Toujours pour
des raisons de commodité de lecture sur Internet, je publierai cette synthèse
en deux parties.
1) « La
naderia de la personalidad », publiée dans le journal Proa en 1922 puis dans son premier recueil d’essais en 1925 (Inquisiciones)
non traduit en français. On trouve le texte avec un mauvais titre dans le tome
1 des Œuvres complètes de La Pléïade :
« Futilité du culte du moi » (Il faudrait traduire « Néant de la
personnalité » ou « Négation de la personnalité »). Ce texte est
bien sûr inspiré par la doctrine bouddhiste du non-soi (anatman).
Borges nous
dit : « Je pense pouvoir prouver que la personnalité est une méprise
occasionnée par la présomption et l’habitude mais dépourvue de fondements
métaphysiques et de réalité propre »
Il enchaîne
ensuite : « Le moi n’existe pas. […]
Moi, en
écrivant, je ne suis qu’une certitude qui recherche les mots les plus aptes à
gagner ton attention. Ce propos, ainsi que quelques sensations musculaires et
la vue des claires frondaisons devant ma fenêtre, constituent mon moi actuel. »
La phrase
« Le moi n’existe pas » est ensuite répétée quatre fois avec chaque
fois des arguments sur l’inexistence du moi.
« Personne,
s’il y pense bien, n’acceptera que le moi puisse se fonder sur la somme
conjecturale et irréalisable de nos différents états d’âme. »
Il parle de
son maître à penser, l’écrivain Torres Villaroel, qui s’aperçut qu’il était
semblable aux autres, c’est-à-dire qu’il n’était rien, ou qu’il n’était tout
juste qu’une confuse clameur qui persistait dans le temps et fatiguait
l’espace.
Dans une
partie qui a été supprimée (volontairement ou involontairement) en français,
Borges cite le livre de Georg Grimm Die Lehre des Buddha (La leçon de Bouddha)
de 1917. Celui-ci explique que les Indiens font ce raisonnement : je ne suis
pas la réalité visuelle que mes yeux embrassent, je ne suis pas les sons que
j’écoute ; de même je ne suis pas les odeurs, le sens du toucher. Je ne
suis pas non plus mon corps. Je ne suis pas non plus le désir, ni la pensée. Je
ne peux pas non plus être certain que ma conscience existe. Alors que
suis-je ?
2) Enquêtes, 1945, « De
quelqu’un à personne».
Dans cet
article sur la personne de Dieu, Borges inclut cette note incroyable :
« La courbe se répète dans le bouddhisme. Les premiers textes racontent
que le Bouddha, au pied du figuier, contemple l’enchaînement infini de toutes
les causes et effets de l’univers, les incarnations passées et futures de
chaque être ; les derniers textes rédigés plusieurs siècles après,
soutiennent que rien n’est réel, que toute connaissance est fictive, et que
s’il y avait autant de Ganges qu’il y a de grains de sable dans le Gange, et
encore autant de Ganges que de grains de sables dans ces nouveaux Ganges, le
nombre final de grains de sable serait plus petit que le nombre de choses que
le Bouddha ignore. »
3) Enquêtes, 1945, « Formes
d’une légende».
Borges nous
montre que la légende où le Bouddha découvre soudainement, à la suite, un
vieillard, un malade et un mort figure dans cinq textes différents. D’abord
bien sûr dans le récit de la vie de Bouddha, mais aussi dans un traité, le Majjhimani Kaya au numéro 130, à
l’intérieur du Sutta Pitaka, sous le nom « Discours sur les messagers de
la mort » : cinq messagers secrets sont envoyés par les dieux :
un petit enfant, un vieillard, un paralytique, un criminel dans les tortures et
un mort ; ils nous avertissent que notre destin est de naître, décliner,
tomber malades, subir un juste châtiment et mourir. Le Juge des Ombres, Yama,
demande au pécheur s’il n’a pas vu les messagers ; le pécheur reconnaît
qu’il les a vus, mais n’a pas déchiffré leurs messages ; les sbires de
Yama l’enferment alors dans une maison pleine de flammes. (une histoire
incroyablement morale !)
Borges s’amuse
beaucoup de ce qui est arrivé par la suite. Du fait du livre d’un moine
chrétien du VII e siècle, Barlaam et Josaphat, Bouddha a été canonisé. Le moine a en fait repris la légende du
Bouddha d’après un livre bouddhiste le Lalitavistara
(dont je vais parler par la suite). Voici l’histoire : Josaphat est fils
d’un roi de l’Inde ; les astrologues prédisent qu’il règnera sur un plus
grand royaume qui est celui du ciel ; le roi l’enferme dans un palais,
mais Josaphat découvre la malheureuse condition des hommes sous les espèces
d’un aveugle, d’un lépreux et d’un moribond, et finalement est converti à la
foi par l’ermite Barlaam. Le cardinal César Baronius a compris Josaphat dans
son édition revue du martyrologue romain.
Une autre
référence dans un livre bouddhiste : au troisième livre de l’épopée sanscrite,
le Bouddha-charita, une œuvre
d’Ashvagosha, qui est la première biographie complète du Bouddha, il est dit
que les dieux créèrent le mort et qu’aucun homme ne le vit tandis qu’on
l’emportait, sauf le cocher et le prince.
Le Lalitavistara Sutra (Soutra
de la multitude d’actions merveilleuses) va plus loin. Dans cet
ouvrage, le Bouddha est décrit comme un être sublime qui accomplit des prodiges
surnaturels : les « actions merveilleuses » sont ses
interventions miraculeuses. Voici ce qu’écrit Borges avec un certain
humour : « De cette compilation de prose et de vers, écrite en un
sanscrit impur, il est d’usage de parler avec quelque malignité ;
l’histoire du Rédempteur s’y enfle jusqu’à l’oppression, jusqu’au vertige. Le
Bouddha, entouré de douze mille moines et trente mille Bodhisattvas révèle aux
dieux le texte de l’œuvre ; du haut du quatrième ciel, il a fixé l’époque,
le continent, le royaume et la caste où il doit renaître pour mourir une
dernière fois ; quatre-vingt mille timbales accompagnent les paroles de
son discours et dans le corps de sa mère, il y a la force de dix mille
éléphants. Le Bouddha, dans l’étrange poème, dirige chaque étape de son
destin ; il fait en sorte que les divinités projettent les quatre figures
symboliques, et, quand il interroge le cocher, il sait déjà quelles sont ces
figures et ce qu’elles signifient. » Pour la suite de l’analyse
(passionnante), achetez ou empruntez Autres
inquisitions.
La conclusion
de Borges est surprenante :
« La chronologie
de l’Hindoustan est incertaine ; mon érudition l’est beaucoup plus :
Koeppen et Hermann Beckh sont peut-être aussi faillibles que le compilateur qui
risque cette note ; je ne serais pas surpris que mon histoire de la
légende fût légendaire, faite de vérité substantielle et d’erreurs
accidentelles. »
4) Enquêtes, 1945,
« Nouvelle réfutation du temps ».
Il parle aussi d’un traité
bouddhiste le Visuddhimagga (Chemin de la pureté), qui, selon lui,
emploie la même image sur le temps que Schopenhauer : « A strictement
parler, la vie d’un être dure ce que dure une idée. Comme une roue de voiture,
en tournant, touche la terre en un seul point, la vie dure ce que dure une
seule idée. » D’autres textes bouddhistes disent que le monde s’anéantit
et ressuscite six mille-cinq-cents millions de fois par jour et que tout homme
est une illusion, vertigineusement construite par une série d’hommes
instantanés et solitaires. « L’homme d’un moment passé, nous fait observer
Le chemin de la pureté, a vécu, mais
ne vit ni ne vivra ; l’homme du moment futur vivra, mais n’a vécu ni ne
vit ; l’homme du moment présent vit, mais n’a vécu ni ne vivra. »
C’est fini pour cette première partie. La suite au prochain
numéro. Amicales salutations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire