La seconde étape des six yogas de Naropa se
nomme donc « gyulu » ou doctrine du corps illusoire. J’utiliserai, entre
autres documentations, pour décrire cet état de gyulu, un excellent petit
livre, à la fois clair, précis et détaillé, Les six yogas de Naropa, les pratiques secrètes du bouddhisme tibétain d’un
lama du seizième siècle Takpo Tashi Namgyal traduit par l’érudit Erik Sablé.
Le bouddhisme considère l’univers comme une illusion dénuée de
consistance, de substance. Quand il évoque le caractère illusoire du monde
sensible, il ne s’agit pas seulement d’une théorie mais d’une réalité qu’il
faut vivre et réaliser au plus profond de soi, à chaque instant. La pratique de « gyulu », du « corps illusoire » a précisément pour but de nous amener à
cette prise de conscience avec des exercices précis.
Comme notre sentiment de réalité passe essentiellement par l’identification
à notre corps physique, ce yoga propose un travail destiné à lui faire perdre
cette « pesanteur », à effacer notre croyance en sa réalité. Car
c’est bien d’une croyance qu’il s’agit. Nous devons donc mettre en doute ce qui
nous semble une évidence et ne l’est pas. De plus, le corps est la source
principale de notre sentiment d’être un « moi » indépendant. Le corps
et le « moi » sont intrinsèquement liés et, en réalisant le caractère
illusoire de l’un, on réalise aussi le caractère illusoire de l’autre.
Cependant, illusoire ne veut pas dire inexistant. L’illusion du monde est
celle du reflet dans un miroir. L’image reflétée est illusoire dans la mesure
où elle n’a pas d’existence en soi. Elle n’existe qu’en fonction de l’objet, du
corps qui lui sert de support. C’est dans ce sens que les textes bouddhistes
disent que l’univers est dénué de substance. Il ne trouve pas en lui-même son
fondement. Il est la manifestation temporaire de la Vacuité. Il surgit aussi
brièvement que l’arc-en-ciel, autre symbole bouddhiste, qui apparaît
brusquement pour s’effacer ensuite.
La pratique du gyulu, corps illusoire, peut se diviser en trois étapes
principales (pour des raisons de lisibilité sur Internet, cet article est divisé en deux parties) :
1) Comme avant toutes les pratiques des six yogas de Naropa, il est
d’abord nécessaire de méditer sur l’impermanence de toutes choses, la
souffrance inhérente au cycle des renaissances, de cultiver la compassion et
l’esprit d’Eveil (aspiration à l’Illumination). A présent, le pratiquant devra
consacrer un tiers du temps à la pratique de tumo, le premier exercice, et deux
tiers à celle du corps illusoire car tumo est le fondement des autres
pratiques. Il lui faudra imaginer que la totalité des objets de l’univers
sensible, les villes, les maisons, les montagnes, les rivières, les hommes, les
animaux, notre propre corps, tout ce qui nous semble le plus évident, le plus
réel, le plus palpable, sont des créations de notre esprit, dénuées de réalité,
semblables à des mirages, des rêves, des bulles dans l’eau, des ombres, la
rosée du matin, ou encore des reflets dénués de substance.
En fait, il est nécessaire de comprendre que tous les phénomènes de
notre pseudo-réalité sont transitoires et n’ont pas de consistance. Leur caractère
irréel vient du fait qu’ils ne durent pas. Ils s’effacent comme la rosée se
volatilise avec la chaleur du soleil ou comme les bulles disparaissent dans l’eau.
Le pratiquant méditera sur la vacuité et l’illusion. Et c’est grâce à cette
méditation qu’il parviendra à se défaire de toute forme d’attachement. Cependant, encore une fois, il ne s’agit pas de méditations superficielles, mais de
pensées qui pénètrent dans les couches les plus profondes de la psyché, jusqu’à
provoquer un choc libérateur, une prise de conscience de la réalité du devenir.
2) La doctrine du corps illusoire impur.
Pour cette pratique, il est nécessaire de se placer face à un
miroir afin d’observer le reflet de son propre corps. L’exercice consiste
d’abord à réaliser que l’image dans le miroir est dépendante du corps et
qu’elle n’a aucune substance propre. Elle n’est qu’une apparence vide.
Maintenant, il s’agit de se mettre en colère contre soi-même,
d’insulter sa propre image dans le miroir et d’observer dans quelle mesure nous
en sommes affectés. En fait, il nous faut comprendre que nous ne sommes en rien
différents de ce reflet de nous-mêmes. Cet exercice nous permet de réaliser que
toute colère, tout sentiment de vanité, sont illusoires, le produit de notre
propre esprit et, finalement, un peu ridicules, comme il est ridicule de croire
en la réalité de l’image dans le miroir.
Cette façon de procéder peut sembler simpliste, primaire,
mais ceux qui ont pratiqué cet exercice savent qu’il est très efficace. Le
méditant finit par comprendre le caractère parfaitement illusoire de notre
éternelle quête de reconnaissance, de notre volonté infantile d’être au centre
de l’univers.
Voilà. C’est tout pour aujourd’hui. La prochaine fois, j’aborderai la
fin de la pratique de Gyulu, le corps illusoire, à la fois corps impur et pur (la
troisième étape avec le yidam ou Ishta-deva, notre divinité
personnelle). La suite au prochain numéro comme dans les romans-feuilletons du
dix-neuvième siècle ou dans les séries télévisées américaines contemporaines.
Amitiés à tous.
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